Comme nous en avons l’habitude, nous nous sommes réfugiées,
maman et moi, sous notre cerisier, dans le jardin, en cet après-midi de juin 2005 où le soleil est de plomb.Nonchalamment installée dans la balancelle je regarde maman, et à quatorze ans je goûte pleinement
le bonheur de cet instant. Inlassablement, maman trace, nuance, estompe sur sa toile. Elle repeint
ce monde pour y créer des refuges. Celui ou celle qui y trouve le sien croit emporter une toile sans en payer le prix. C’est une erreur. Maman se paie, s’enrichit et dérobe le subtil de la
création dans le regard du nouveau propriétaire.Quant à moi, je viens de terminer de lire, une épopée philosophique où
les mots retournent, retracent, cherchent dans ce monde le prétendu humain.Comme un métronome en fin de course, ma confortable balancelle s’arrête. Je regarde la reposante
scène. L’esprit au cœur de sa toile, d’un geste machinal, maman remonte ses lunettes avec le revers de sa manche.− Tu as de la peinture sur le nez ! Maman rit de bon cœur : c’est tellement habituel !Après ce moment de joie spontanée je reprends, plus grave, mais voulant paraître légère
:− Je ne sais toujours pas comment esquisser mon passé. Je me gave de récits d’auteurs à la plume
alerte alors que le fusain qui trace mon passé n’est taillé que partiellement. Toi sur tes toiles, tu cries ta colère avec le rouge, tu pleures avec le bleu et tu ris avec le jaune. Moi, pour
saisir les indignes primaires que sont certains personnages de notre histoire, je n’ai aucune couleur. Les émotions qu’ils véhiculent, ne sont que des palettes de couleurs
mortes.Maman vient s’asseoir près de moi, remet la confortable balancelle en
mouvement.− Pour devenir me dit-elle, le chef d’orchestre des couleurs de la vie, il faut tout d’abord se
connaître, essayer de comprendre les réactions, fussent-t-elles incompréhensibles. Laisser éclore tous les sentiments de ses entrailles et laisser s’éteindre l’horreur. Hurler plutôt que se
taire, écrire plutôt que trembler et peindre plutôt que s’encroûter.− voudrais-tu me raconter ton histoire qui est d’une certaine manière la mienne ? Je sais déjà,
mais je voudrais en savoir davantage pour pouvoir en comprendre les enchaînements. − Oui, bien sûr. Par quoi veux-tu que je commence ?− Par ce que tu estimes être le début.Maman esquisse un timide sourire, tout en continuant à me bercer. « Alors écoute.
»