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Adonis et le président : nul n’est prophète…

Publié le 04 juillet 2011 par Gonzo

Adonis et le président : nul n’est prophète…

Le plus célèbre des hommes de lettres syriens actuels s’est exprimé sur les événements qui se déroulent dans son pays natal. Enfin, « syrien », façon de dire, car Adonis, si l’on en croit cet article un peu ironique, préfère qu’on le présente comme « poète libanais syrien de naissance ». Cette hésitation identitaire – que les mauvaises langues associent à l’envie de l’intéressé de se voir reconnu par un prix littéraire aussi prestigieux que le Nobel pour lequel sa naissance syrienne ferait un peu tache – , l’encyclopédie en ligne Wikipedia en témoigne à l’envi puisque, selon les nombreuses langues où l’entrée « Adonis » figure, l’homme nous est effectivement décrit comme un poète tantôt syrien, tantôt syro-libanais, tantôt arabe tout simplement.

Adonis a beau jeu d’affirmer, comme il l’a fait encore récemment (voir l’article déjà cité) que « le poète est sans appartenance1, qu’il appartient au monde entier, qu’il n’a pas de pays » (لا انتماء للشاعر ، الشاعر ينتمي إلى العالم كله ، و لا بلد له). Dans la réalité banale des hommes ordinaires, le silence de celui que l’état-civil connaît sous le nom de Ali Ahmad Saïd Esber (علي أحمد سعيد, né le 1er janvier 1930 près de Lattaquié) a fini par devenir assourdissant : difficile en effet de se faire une spécialité de clamer haut et fort ce que d’autres n’osent même pas se formuler tout bas – par exemple que le retour à l’islam serait une extinction de la civilisation arabe : voir ce précédent billet –, tout en se gardant du moindre commentaire public à propos d’événements qui ont provoqué largement plus d’un millier de victimes dans le pays qui l’a vu naître.

Trois mois pratiquement jour pour jour après le début « officiel » des manifestations en Syrie, Adonis a donc écrit une Lettre ouverte au président Bachar Al-Assad, publiée le 14 juin dernier par le quotidien « syro-libanais » Al-Safir (le journal, imprimé à Beyrouth, suit en général, et surtout en ce moment, une ligne éditoriale très pro-syrienne). Aucune fulgurance poétique dans ce message sous-titré : « l’homme, ses droits, ses libertés, ou le gouffre », mais une adresse directe à Bachar Al-Assad (la formule « Monsieur le président »2 ouvre presque systématiquement les dix parties de l’article), pour l’adjurer de revenir sur les erreurs du parti au pouvoir, le Baath, et de redonner la parole et le pouvoir au peuple. Entre autres vérités, le poète affirme que pour l’immense majorité des Syriens l’article 8 de la Constitution qui stipule la domination du Baath n’est plus acceptable. Le destin de l’actuel président est donc d’être celui dont les partisans comme les adversaires diront plus tard qu’il a ouvert une nouvelle ère politique dans le pays…

Peu d’écho à ce texte (sauf erreur) dans la presse du pays natal de son auteur ; davantage dans le monde arabe, mais en général franchement négatifs, à l’image des critiques formulées dans le supplément littéraire du même quotidien par deux intellectuels de son pays d’adoption, le Liban, le poète Abbas Beydoun et l’historien Ahmad Beydoun (aucun lien de parenté).. Parlant d’un « espoir sans remède », le premier commence par signaler que les lecteurs arabes attendaient davantage de cette intervention tardive d’une personnalité culturelle aussi éminente. Mais surtout, il reproche au poète de continuer à privilégier un dialogue avec l’autorité politique, comme si celle-ci était étrangère aux maux dénoncés dans cette lettre ouverte. En soulignant comme il le fait les dangers de l’extrémisme religieux, du tribalisme, du confessionnalisme, Adonis ne fait guère guère justice à la réalité de l’opposition, y compris dans sa composante religieuse. Certes, cette lettre ouverte contient nombre de critiques à l’encontre du parti au pouvoir et du régime mais, après trois mois de protestations, les espoirs de réforme qui y figurent sont probablement assez vains…

Même rigueur dans la critique de l’historien Ahmad Beydoun qui trouve que l’auteur a bien du mal à appeler un chat un chat, et que la périphrase « solution sécuritaire » est un peu trop lisse au regard des réalités sur le terrain… A poser le problème comme il le fait, avec d’un côté les maux du confessionnalisme, du tribalisme et de l’islamisme et, de l’autre, quelques voix d’une opposition trop faible et peu unie, Adonis continue, en dépit de la gravité de la crise actuelle, à croire que le président syrien demeure un recours possible… En réalité, se demande Ahmad Beydoun, en exprimant ses doutes sur la possibilité pour les Arabes d’accéder à l’histoire et à la démocratie, Adonis révèle une vision des choses un peu simpliste, et fort peu démocratique…

Il faut attendre le 2 juin pour découvrir dans le Safir, comme par une sorte de souci d’équilibre, un texte affirmant vouloir « faire justice à Adonis » et à « sa lettre courageuse et sage » au président Bachar Al-Assad. Arrivé au terme de son plaidoyer, l’auteur reconnaît tout de même que l’un des principaux malentendus qui ont surgi avec cette lettre ouverte tient à une question de forme, en l’occurrence le choix de s’adresser directement au président pour qu’il apporte une solution à la crise.

Peut-être désabusé quant à ses espoirs de reconnaissance internationale, Adonis confiait à l’automne dernier au quotidien damascène Al-Watan (voir cet article) qu’il abandonnait la création poétique pour se consacrer à l’écriture de ses Mémoires… Une affirmation rapidement démentie quelques semaines plus tard par la publication d’un long poème, le Concerto de Jérusalem (كونشيرتو القدس), dans une revue égyptienne. Au vu des réactions suscitées par ses prises de parole quand il s’agit de la chose publique dans son pays d’origine, peut-être doit-il continuer à considérer ses projets de vacances… (voir l’image qui ouvre ce billet !)

  1. Sachant que la traduction française ne permet pas de rendre toutes les implications, en arabe, du mot « appartenance » (intimâ’), terme qui peut signifier, selon le contexte, l’engagement, au sens sartrien.
  2. السيد الرئيس , la formule est respectueuse mais moins protocolaire que فخامة الرئيس الأسد .

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