Je confonds les amants puisqu'ils se ressemblent comme des frères. J'oublie leur prénom et ça les blesse. Donc je me mets à les appeler darling, tous sans exception. Ça se passe près du fleuve, près de Darling River. Quand nous avons terminé, ils veulent toujours me raccompagner à la maison, prétextant qu'il pourrait m'arriver quelque chose dans la forêt, dans le crépuscule. Moi je veux toujours que nous nous séparions au bord du fleuve, je veux me baigner et dormir avant de retourner à la voiture. Ils aiment me faire des cadeaux, du chocolat, des crayons, des livres, des cahiers, et parfois même des billets. Je ne veux pas d'argent, je veux juste voir la lumière devant le fleuve, je veux juste profiter de quelques jours d'amnésie. Je mens sur mon âge. Je me moque d'eux. J'explique que je ne suis pas aussi fragile que j'en ai l'air. Cela n'est d'aucun secours. Cela ne fait qu'augmenter leur tendresse à mon égard. Après, je me laisse rhabiller comme une enfant: collant, sous-vêtements, mignonnes chaussures d'été blanches. Je garde ma main posée sur une cuisse tremblante et écoute un monologue, je sirote une petite flasque comme si elle contenait de l'eau et caresse des doigts la couture névralgique de leur entrejambe. La lumière et la chaleur du soleil exacerbent l'enivrement, le bruit du fleuve et le cri des oiseaux, la conjugaison de l'ensemble fait repartir la machine comme avant: le gémissement, l'effervescence dans le sang, le sommeil, la chasse, la dévastation. On peut avoir l'impression après coup qu'un prédateur a lacéré mes vêtements. Il m'arrive parfois de les attendre pendant qu'en ville ils m'achètent de nouvelles choses. Ils m'habillent dans des robes et des chemises trop petites, ils se trompent systématiquement sur ma taille. Ils nettoient mes sous-vêtements fangeux dans le fleuve impétueux. Une brèche s'ouvre certains jours dans la surface noire et graisseuse de l'eau pour dévoiler une lumière transparente et tourbillonnante où les pierres et les algues transparaissent avec une clarté rehaussée sur le fond couleur sable du fleuve. Nous nous vautrons ensuite à nouveau dans la boue. Je ris, je bois, je rêve. Un homme lève mon visage dans la lumière pour mieux me contempler. Les faisceaux lumineux qui percent les frondaisons des magnolias me permettent d'apercevoir les gouttes d'eau qui s'accumulent sous les feuilles, un phénomène normalement impossible du fait de mes mauvais yeux. Les corolles blanches des fleurs sont tout aussi tangibles pour moi que si je tenais une loupe. Des insectes et des vers grouillent au creux du réceptacle floral brillant. Je devrais porter des lunettes depuis très longtemps, mais je suis atteinte d'un trouble de la vision bien trop compliqué pour qu'il puisse subir une correction par des verres et je refuse catégoriquement qu'un chirurgien touche à mes yeux. Ma maladie aura à jamais une influence décisive sur ma vie: je commettrai toujours des erreurs de jugement, j'aurai toujours de ce qui m'arrive une analyse différente de celle qu’en auront les autres. Les expériences que je vis m'apparaissent comme des améliorations alors que mon entourage les considère comme des fiascos. Ce que j'interprète comme étant de l'amour n'est rien d'autre aux yeux du monde que de la violence et de l'hostilité.
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J’avais été profondément bouleversé, - je ne sais plus quand… -, en découvrant « La faculté des rêves » de Sara Stridsberg (Ed. Stock). Je l’ai d’ailleurs écris ici. Avec « Darling River », c’est une variation hallucinante autour du thème de Lolita, qu’elle nous offre. Ce bref extrait qui ouvre sur l’impossibilité d’une vision à peu près partagée du monde :