Une ou deux fois par mois un gros propriétaire organisait des courses de taureaux : c'était ma seule distraction.
On mettait des taureaux sur un rang, derrière une corde ; un bonhomme tirait un coup de pistolet, un autre coupait la corde et les taureaux partaient au grand galop et faisaient plusieurs fois le tour de l'église. Le premier arrivé était châtré en grande pompe et prenait le titre de boeuf.
C'est un jour de courses que je regardais de très près et pour la première fois les yeux d'une petite fille. Il faisait très chaud, très lourd, il y avait des gens qui sentaient la sueur et la nourriture, d'autres qui se battaient à coups de fourche et qui appelaient les taureaux par leur nom.
Un grand imbécile avait glissé sa large main dans le corsage d'une femme pour chercher, disait-il, un trèfle à quatre feuilles ; tous les voisins riaient, la femme se laissait faire, la main montait et redescendait jusqu'aux fesses, les taureaux passaient et repassaient au grand galop et la femme poussait des petits cris en remuant son dos et ses fesses. Tout le monde criait, gueulait et tous les cris s'en allaient dans la campagne, enveloppés de moustiques et de poussière.
Près de moi, une petite fille, les dents plantées dans la balustrade, regardait les taureaux courir. Soudain elle me pince le bras jusqu'au sang, se tourne vers moi et me dit : " Regarde Hector, il est tombé."
Un jeune taureau est allongé sur le sol, tranquille, on dirait qu'il rêve, les hommes qui ont parié pour lui jettent des pierres et des mégots sur cet animal impassible.
- C'est le taureau de ma maison, dit la petite fille en riant, il s'est laissé tomber exprès, il est rusé, il ne veut pas être châtré, et il a bien raison.
"Tu sais, les gens qu'on châtre, c'est épouvantable, ils ont les yeux éteints, ils ont de la mort sur la figure.
"Regarde mes yeux à moi, ils sont vivants, ils dansent comme ceux d'Hector, les tiens aussi, ils racontent !
" Je t'ai vu une fois à la messe, tu étais avec d'autres garçons, tu n'aimes pas ça, hein ? moi non plus, mais quand ils font marcher leur petite sonnette et que tout le monde se met à quatre pattes, je reste toujours debout, personne ne me voit, je domine.
"Il y a un prêtre qui demeure chez toi, un boeuf, quoi ! c'est terrible, tu sais, il y a des femmes qui sont prêtres, avec de grands oiseaux blancs sur la tête et un nez tout mince, on devrait les habiller en homme, ce serait plus juste."
Je l'écoute - avant, je n'avais jamais écouté personne - je l'écoute et je voudrais lui dire qu'elle vienne à la maison, que tout le monde est parti, que c'est moi le chef, mais la course est finie et la foule nous sépare.
(extrait) Souvenirs de famille ou l'ange garde-chiourme, Jacques PREVERT Paroles 1949Gallimard