Depuis Madrid
Ce préalable nous conduit à Madrid où la Puerta del Sol, au centre de la ville, vient de se libérer : depuis plusieurs semaines, une dizaine de milliers et parfois plus « d’Indignados » avaient paralysé la capitale, puis d’autres grandes villes d’Espagne. Nul n’avait pressenti ce mouvement social, cette révolution ou simple épisode de printemps d’une jeunesse en quête de sensations collectives. On vit surgir, d’on ne sait où, une population jusqu’ici peu visible : des jeunes surtout, reconnaissables à leurs codes vestimentaires, jeans effilochés et piercings. Beaucoup de jeunes femmes qui semblaient en charge de l’organisation. Des étudiants ? Pas tant que cela. Plutôt des marginaux, déclassés, entre deux mondes, entre deux petits boulots. Et pas seulement des jeunes : des retraités, des jeunes couples avec bébés et poussettes, tous regroupés sous une bannière unique : Indignés ! Par quoi et pourquoi ? L’ennemi, à les écouter, était le « Système ».
Qu’entendent-ils par Système ? Pas facile d’obtenir une réponse claire car les Indignés se distinguent par l’absence de chefs et même de porte-parole. Ceux-ci se relaient obligatoirement, toutes les trois heures, ce qui ne facilite pas un dialogue suivi ni cohérent. Le Système, apparemment, est défini comme l’alliance de deux grands Partis qui alternent au pouvoir, le Parti socialiste qui gouverne et le Parti Populaire, la droite qui s’apprête à lui succéder. Les « grandes banques » font partie du Système : il leur est reproché par les Indignés d’avoir incité les Espagnols à s’endetter au-delà de leurs moyens, pour construire essentiellement et, secondairement, pour acquérir des automobiles ou partir en vacances. L’État et les Provinces se sont endettés tout autant, dotant l’Espagne d’un remarquable réseau de transports, de services collectifs, culturels et sociaux – souvent gratuits – dans le moindre village. L’addition de cette dette privée et publique s’est révélée impossible à rembourser quand la crise de 2008 est venue briser la croissance. Même sans cette crise, il n’est pas certain que l’Espagne ne serait pas apparue tôt ou tard comme une autre Grèce, un château de cartes fondé sur le crédit plus que sur la création économique et l’esprit d’entreprise.
Les Partis espagnols ne souhaitent pas que leur pays soit assimilé à la Grèce, ni qu’il devienne l’otage du FMI, de la Banque de Francfort ou des injonctions vertueuses du gouvernement allemand : les Socialistes ont donc choisi de rembourser sans retard, sans tergiverser, sans négocier. Tous les services publics sont sévèrement réduits, les tarifs augmentés, les aides publiques supprimées : les banques ne prêtent plus, l’illusion économique s’est dissipée. Et on s’interroge sur l’avantage comparatif de l’Espagne sur le marché européen, sur le marché mondial ? On ne le trouve pas plus qu’en Grèce ou au Portugal. Une sortie de la dette par la croissance paraît donc improbable, du moins dans le court terme.
Qui payera ? Les jeunes évidemment. Leurs parents, au moins, auront acquis une maison (certains la perdent qui ne peuvent rembourser leur hypothèque), une voiture et pris des vacances. Les Indignés, pour l’essentiel, sont sans emploi, sans espoir d’emploi et sans perspective. Leurs parents avaient connu, dans les années 1980, l’allégresse de la « movida » : la liberté reconquise, l’entrée en Europe, une dignité nationale retrouvée, la considération générale en Europe et en Amérique latine, la société de consommation et quelque vapeur de cannabis.
Les Indignés en concluent que la Droite est « haïssable » (c’est le parti des Banques, n’est-ce pas ?) et que la Gauche a trahi : c’est donc le Système qu’il convient de remplacer. Ils proposent une utopie de rechange, une autogestion dont la Puerta del Sol fut la représentation théâtrale. Les Indignés se sont organisés en commissions, elle-mêmes divisées en sous-commissions : les rapports qui en émanent, soumis aux assemblées plénières, ne sont pas votés, mais approuvés ou désapprouvés à l’unanimité. Faute de consensus, le rapport est renvoyé à la base. Ayant assisté à une commission consacrée aux banques, j’ai vu sans surprise en surgir un rapport préconisant leur nationalisation. Mais il suffit d’un opposant pour faire échouer l’affaire : il n’était pas hostile à la nationalisation, bien au contraire, mais estima que l’on n’y parviendrait jamais. Objection retenue qui renvoya la copie aux auteurs, à charge pour eux de se montrer plus créatifs. Tandis que d’autres groupes se chargeaient de l’alimentation de tous et du nettoyage. Tout était sérieusement pris en notes dans des cahiers à spirale par de studieuses jeunes filles.
Les élections locales du 22 mai 2011, emportées par le Parti Populaire, ont ébranlé ces Indignés : ils avaient préconisé l’abstention, en vain. 70% des Espagnols ont voté, le taux de participation habituel. Les Socialistes s’apprêtent donc à plier bagages aux prochaines élections nationales, au printemps 2012. Les Indignés dispersés sont à la recherche d’un deuxième souffle : ils ont tenté d’essaimer dans le reste de l’Europe confronté à un chômage des jeunes comparable et à la même nécessité de rembourser des années de mauvaise gestion publique. Mais hors d’Espagne, les affrontements empruntent des voies plus classiques : les Grecs, en particulier, ont leur tradition de protestations syndicales et de violences gauchistes.
En Espagne, les Socialistes tentent de récupérer les Indignés en gauchissant leur discours, mais ils ne sauraient rivaliser avec une utopie autogestionnaire et sans Parti. La Droite ? Elle s’en tient à une analyse classique : les Indignés ne seraient que le masque de la tradition gauchiste et anarchiste, des composantes historiques de la démocratie espagnole ou plutôt, m’en dit José Maria Aznar, négation de la démocratie : puisque les Espagnols ont voté et qu’ils souhaitent le retour du Parti Populaire.
Un mystère non éclairci : les Indignés doivent-ils leur appellation à la libelle de Stéphane Hessel, Indignez-vous!, qui s’est vendu en France à un million d’exemplaires ? Et quatre cent mille en Espagne. Hessel, qui a rendu visite aux Indignés de Madrid, a été accueilli en héros, mais il semble qu’ils avaient choisi de s’appeler ainsi avant d’avoir lu Hessel . Et en France, les Indignés n’ont pas fait école. Le terme reflète donc l’air du temps et l’anxiété d’une génération perdue ? Cette génération tout en étant européenne de fait, ne se reconnaît pas dans l’Europe telle qu’elle existe : les Indignés d’Espagne, semblent plutôt nationaux, voire nationalistes. Annoncent-ils une Europe qui se défait, le déclin d’un Euro qui a donné l’illusion de la richesse mais à crédit ? Ou bien, les Indignés n’annoncent-ils rien ? On le saura dans deux ou trois ans ou jamais.