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Libéralisme et droit naturel

Publié le 07 juillet 2011 par Copeau @Contrepoints

Comme le rappelait Francisco Vergara dans son magnifique ouvrage, Les Fondements philosophiques du libéralisme, le libéralisme moderne est issu de deux traditions philosophiques, la théorie du droit naturel ou jusnaturalisme et l’utilitarisme. Le libéralisme contemporain a été tellement influencé par l’oeuvre de Richard Nozick et par l’austroliberalisme de von Mises, Hayek et Menger, relayés aux États-Unis par Milton Friedman, qu’on en oublie souvent, y compris chez les plus sincères zélateurs du libéralisme français, que l’utilitarisme, à travers ses devanciers comme David Hume et Adam Smith, puis son fondateur véritable, John Stuart Mill, et enfin ses représentants récents comme John Harsanyi ou Gary Becker, n’a rien à envier en profondeur argumentative au jusnaturalisme. Je vais même montrer ici que le jusnaturalisme présente en fait des défauts rédhibitoires qui en font, au mieux, un cas particulier d’une théorie morale utilitariste beaucoup plus générale, celle défendue par votre serviteur sur ce blog : l’utilitarisme objectif.

Libéralisme et droit naturel

Suspicion à l’égard de l’utilitarisme

Notons tout d’abord que la suspicion dans laquelle est tenu actuellement l’utilitarisme par beaucoup de libéraux, qui devraient pourtant s’en réclamer à parité avec le jusnaturalisme, tient à trois raisons.

La première est d’ordre sémantique : comme l’épicurisme, son ancêtre, l’utilitarisme est souvent à tort compris comme une philosophie jouisseuse, prosaïque, uniquement mue par la réalisation d’objectifs pratiques, voire vulgaires et dédaignant les plaisirs de l’intellect; c’est évidemment un contresens manifeste : l’utilitarisme se fixe pour but de maximiser le bonheur du plus grand nombre possible de nos semblables. Or les plaisirs de l’esprit font indéniablement partie des moyens d’atteindre ce but.

La deuxième est d’ordre historique : comme les utilitaristes sont des pragmatiques, ils n’ont aucune prévention de principe envers l’État. Si l’État était le meilleur moyen de réaliser le but de l’utilitarisme, ils seraient tous socialistes et l’on sait que Mill, par exemple, ne cachait pas sa sympathie pour le mouvement ouvrier de son époque (et il avait bien raison au vu de la condition ouvrière en son temps). Or les dérives totalitaires du socialisme au cours du XXe siècle ont bel et bien démontré les tares de l’étatisme et c’est la raison pour laquelle je me méfie moi-même beaucoup de l’État. Mais cette méfiance n’a rien de principiel, contrairement à ce qu’on peut en lire chez Hayek par exemple. Certes je partage son rejet du planisme car je pense comme lui que le marché s’en sort bien mieux que l’État pour produire de la richesse mais ma prévention ne s’appuie pas du tout sur une théorie du droit comme chez lui… et pour cause puisque je ne suis pas jusnaturaliste. Or nos adversaires communs, je veux dire les étatistes des droite et gauche extrêmes, étaient eux-mêmes si dogmatiques qu’un rejet dogmatique de l’État tel que présenté par Hayek avait le plus de chance de paraître la réponse adéquate au défi qu’ils posaient aux libéraux, d’où le succès des théories du droit naturel donnant un cadre doctrinal à ce combat. L’utilitarisme est beaucoup plus pacifique et beaucoup moins polémique dans son rapport à l’État que MM. Hayek et Nozick, il est donc moins séduisant intellectuellement dans les périodes de lutte idéologique féroce. Mais cela ne signifie pas qu’il ait tort. Je crois même qu’il a raison contre le jusnaturalisme, comme nous l’allons montrer plus bas.

La troisième raison de ce rejet est due aux impasses de certaines formes d’utilitarisme elles-mêmes, comme celle défendue par Jeremy Bentham. Bentham en effet était partisan, comme les épicuriens de l’Antiquité si l’on me pardonne l’anachronisme, d’un utilitarisme subjectif. L’étalon que Bentham préférait pour s’assurer de la réalisation des objectifs utilitaristes (pour mémoire « le plus grand bonheur possible du plus grand nombre possible [de nos semblables]« ) était en effet la sensation subjective. Or cet étalon nous mène directement à des résultats inacceptables pour toute théorie morale puisque, comme Bentham l’écrivait lui-même, « préjugés mis à part, le jeu de quilles peut très bien posséder autant de valeur que la poésie ». On aboutit ainsi à un relativisme moral qui nous empêche de distinguer le plaisir retiré de la consommation d’une drogue ou de la lecture de Proust, du seul moment que la quantité de plaisir octroyé par ces deux activités est la même. C’est bien entendu moralement inacceptable.

Mill a corrigé le tir en proposant de remplacer la quantité benthamienne par la qualité et en remarquant que tous ceux qui savaient jouer aux quilles et apprécier la poésie préféraient la seconde à la première, ce quand bien même l’intensité du plaisir ressenti en jouant aux quilles serait supérieure à celle perçue en lisant Mallarmé.

C’était déjà mieux mais nettement insuffisant car on pouvait s’imaginer un monde dont tous les habitants seraient des philistins préférant jouer aux quilles plutôt que de lire de la poésie. Or ils auraient tort.

Voici pourquoi : le plaisir que nous retirons de la lecture de poésies est intrinsèquement - donc indépendamment de sa quantité ou de son intensité – supérieur à celui qu’on prend à jouer aux quilles en effet parce que sa qualité est supérieure; mais cette qualité n’est pas supérieure parce que ceux qui connaissent ces deux sortes de plaisirs la perçoivent comme telle mais parce qu’elle serait effectivement, réellement et objectivement supérieure même si personne ne la percevait. Et elle serait ainsi parce que la lecture contribue plus à l’augmentation de notre liberté objective, c’est-à-dire de notre rationalité, que le jeu de quilles. Certes le jeu de quilles est fort agréable mais il participe beaucoup moins que la lecture de poésie à l’augmentation de notre rationalité, autrement dit de notre liberté réelle.

Voilà donc ce qu’on nommera utilitarisme objectif, à savoir toute doctrine se fixant pour but la maximisation du bonheur objectif, c’est-à-dire de la rationalité, c’est-à-dire de la liberté du plus grand nombre de gens possible.

Il appert alors immédiatement que l’utilitarisme objectif est un libéralisme par définition.

Le jusnaturalisme en questions

Nantis de cette bonne définition de l’utilitarisme, examinons maintenant la doctrine libérale concurrente, le jusnaturalisme ou théorie du droit naturel. Le jusnaturalisme stipule que l’homme naît pourvu de droits imprescriptibles, inaliénables et naturels, c’est-à-dire universels et résultant de sa nature humaine, par opposition au droit positif qui découle de sa participation, dans le temps et l’espace, à un État limité géographiquement et historiquement. J’ai pris là une définition la plus complète, la plus générale et la plus objective possible du droit naturel (1).

Or les questions que cette définition appelle sont immenses et même insolubles pour le philosophe jusnaturaliste:

a) Pourquoi l’homme naît-il pourvu de tels droits?
b) Quelle est la nature de ces droits?
c) D’où viennent-ils?
d) Quel est leur nombre?
e) Pourquoi sont-ils réputés imprescritibles et inaliénables?
f) Sont-ils vraiment universels et pourquoi?
g) Quelle est cette nature de l’homme dont il est ici question?
h) Quels sont les rapports réels entre droit naturel et droit positif?

Vous allez voir en revanche que l’utilitarisme objectif répond à toutes ces questions bien plus aisément que le jusnaturalisme :

a) L’homme naît pourvu de tels droits parce qu’il est objectivement plus heureux, bref plus libre dans un État de droit que dans l’état de nature.

b) Ces droits n’ont pas de nature ultime, ils n’ont qu’une fonction : assurer la liberté de l’homme.

c) Ils viennent de l’intérêt qu’ont trouvé les hommes à vivre ensemble plutôt que dans l’état de nature.

d) Il n’y en a en fait qu’un seul : celui de vivre dans une société régie par un contrat social tacite entre ses membres et qui stipule que je suis libre de faire tout ce qui me plaira du moment que je n’empêche pas mon semblable de jouir de ce même droit. Tout cela nous épargne la recherche sans fin de listes exhaustives de droits naturels imprescriptibles, comme aiment à en rédiger les jusnaturalistes.

e) Ils ne sont pas imprescriptibles car l’État, en temps de guerre, peut ainsi m’obliger à la conscription si la sauvegarde de la liberté du plus grand nombre possible de mes concitoyens, mes enfants et ma femme par exemple, est en jeu. Mais, en temps de paix, l’État a le plus grand intérêt, exactement pour la même raison, à rendre ces droits le plus imprescriptibles possible. Ils sont en revanche inaliénables car nous savons que l’esclavage par exemple va à l’encontre des buts de l’utilitarisme objectif (2).

f) Ils sont bel et bien universels car formulés par notre rationalité qui est aussi universelle (3). Quand un certain jusnaturalisme affirme que les droits naturels le sont parce qu’ils découlent de la nature rationnelle de l’être qui les formule, je suis donc d’accord avec ce jusnaturalisme-là, mais pas avec les autres versions qu’on en lit.

g) Je viens de répondre en f) à cette question.

h) Le droit naturel se manifeste d’abord par le droit positif qui en est la version amendable. Chaque version du droit positif qui augmente nos libertés nous rapproche du droit naturel.

On voit donc bien, à l’issue de cet examen des attendus jusnaturalistes, que la théorie du droit naturel n’est compréhensible et cohérente que si l’on n’adhère à l’utilitarisme objectif qui seul en explicite les concepts fondamentaux.

Sur le web

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Notes

(1) Le terme de « droit naturel » prête hélas à confusion. J’ai encore lu récemment un internaute qui condamnait l’homoparentalité en se réclamant du droit naturel car, disait-il en résumé, dans la nature, tout être vivant a un père et une mère. Alors rappelons que, dans la nature, certains êtres vivants n’ont qu’une mère et pas de père quand ils sont créés par parthénogénèse. Dans la nature, la mante religieuse assassine son époux pendant le coït, pond ses oeufs puis s’en va (c’est pas bien, vilaine bête!). Dans la nature, certaines espèces abandonnent leurs petits très tôt, par exemple les corbeaux, tandis que d’autres les confient au bon soin d’une autre espèce animale, par exemple les coucous. Dans la nature, l’homoparentalité est fort courante, par exemple chez les bouquetins qui ne sont hétérosexuels que pendant les périodes d’accouplement et vivent le reste de l’année en couples homosexuels. Alors, quand on parle de « droit naturel », il ne s’agit évidemment pas des droits que nous donne la nature, puisque, dans la nature, nous n’avons aucun droit, c’est même la définition de l’état de nature. La « nature » dont il est question dans l’appellation « droit naturel » ressortit à la nature rationnelle de l’homme. Or je crois l’expression malheureuse et confuse car l’homme n’a pas de nature, c’est même l’animal dénaturé par excellence. La rationalité n’est pas sa nature, il y a des hommes totalement irrationnels. Mais la rationalité est l’horizon de sa liberté. Cependant, je crois que cette confusion a été savamment entretenue par l’autre courant de pensée qui se réclame du droit naturel depuis Thomas d’Aquin en passant par l’École de Salamanque, je veux dire l’Église catholique. Selon cette Église, l’homme a des droits naturels car il a une nature à lui donnée par Dieu à sa création. Or Dieu a créé l’homme hétérosexuel, comme nous le rapporte la Genèse par le récit de la naissance d’Adam et Ève, donc, par nature, l’homoparentalité etc. etc. Inutile de souligner que ce genre d’arguments ne me fait ni chaud ni froid.(2) Je rappellerai à l’inverse que Pufendorf et même Nozick estiment que, comme je suis propriétaire de mon corps, j’ai le droit de me vendre moi-même comme esclave (bien qu’on n’ait pas le droit de m’y forcer, nous voilà rassurés!). Une telle erreur de raisonnement ne vient pas de la médiocre qualité intellectuelle de ces deux penseurs mais du fait que, comme ils étaient tous deux jusnaturalistes, ils ne disposaient pas du bon critère d’évaluation pour déjouer ce genre de pièges. Or un droit n’a aucun intérêt en soi s’il ne concourt pas à l’augmentation de nos libertés. C’est ce que montre justement l’utilitarisme objectif. Mais quand on absolutise les droits, comme le fait le jusnaturalisme, au lieu de les rapporter au critère ultime qui les justifie, voilà dans quel genre d’impasses on se fourvoie.(3) La rationalité est en effet universelle car les propositions qu’elles formulent sont toutes basées sur des faits ou des déductions logiques. Or les faits sont les faits, à Tombouctou comme à Paris, et la logique est également la même, à Tombouctou comme à Paris. Si vous doutez de la réalité des faits, alors je ne peux plus rien pour vous parce que a) vous êtes épistémologiquement anti-réaliste (et j’aime pas!), b) vous êtes donc incohérent puisque si vous doutez de la réalité des faits, comment se fait-il que vous ne doutiez pas de la réalité du fait qu’énonce votre proposition mettant en doute la réalité des faits?, c) donc vous êtes illogique, d) donc il est impossible et inutile de poursuivre cette discussion. Si vous doutez de l’universalité de la logique, là, c’est encore pire, la discussion s’arrête tout de suite sans passer par les points a), b), c) et d).

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