Ils t’appellent « petit homme », « homme moyen », « homme commun » ; ils annoncent qu’une ère nouvelle s’est levée, « l’ère de l’homme moyen ».
Cela, ce n’est pas toi qui le dis, petit homme ! Ce sont eux qui le disent, les vice-présidents des grandes nations, les leaders ouvriers ayant fait carrière, les fils repentis des bourgeois, les hommes d’État et les philosophes. Ils te donnent ton avenir mais ne se soucient pas de ton passé.
Tu es l’héritier d’un passé horrible. Ton héritage est un diamant incandescent entre tes mains. C’est moi qui te le dis !
Un médecin, un cordonnier, un technicien, un éducateur doit connaître ses faiblesses si il veut travailler et gagner sa vie. Depuis quelques années, tu as commencé à assumer le gouvernement de la terre. L’avenir de l’humanité dépend donc de tes pensées et de tes actes. Mais tes professeurs et tes maîtres ne te disent pas ce que tu penses et ce que tu es réellement ; personne n’ose formuler sur toi la seule critique qui te rendrait capable de prendre en main ta propre destinée. Tu n’es « libre » que dans un sens bien déterminé : libre de toute préparation à la maîtrise de ta propre vie, libre de toute auto-critique.
Jamais je n’ai entendu dans ta bouche cette plainte : « Vous prétendez faire de moi mon propre maître et le maître, mais vous ne me dites pas comment on peut se maîtriser, vous ne me révélez pas mes erreurs dans ma façon de faire, de penser et d’agir ! »
Tu t’en remets au puissant pour qu’il exerce son autorité sur le « petit homme ». Mais tu ne dis rien. Tu confies aux puissants ou aux impuissants animés des pires intentions le pouvoir de parler en ton nom. Et trop tard tu t’aperçois qu’une fois de plus on t’a trompé.
Je te comprends. D’innombrables fois je t’ai vu nu, physiquement et psychiquement, sans masque, sans carte de membre d’un parti politique, sans ta « popularité ». Nu comme un nouveau-né, comme un feld-maréchal en caleçon. Tu t’es lamenté devant moi, tu as pleuré, tu m’as parlé de tes aspirations, de ton amour et de ton chagrin. Je te connais et te comprends. Je vais te dire comment tu es, petit homme, car je crois sérieusement en ton grand avenir. Il est à toi, sans doute ! Ainsi, ce qu’il faut en premier lieu, c’est te regarder toi-même. Regarde-toi comme tu es réellement. Ecoute ce que te disent tes führers et tes représentants :
« Tu es un petit homme moyen ! » Réfléchis bien au double sens de ces deux mots, « petit » et « moyen »…
Ne te sauve pas. Aie le courage de te regarder toi-même !
« De quel droit voulez-vous me donner une leçon ? » Je vois poindre cette question dans ton regard craintif. Je la vois sur ta bouche arrogante, petit homme ! Tu as peur de te regarder, tu as peur de la critique, petit homme, tout comme tu as peur de la puissance qu’on te promet. Tu n’as aucune envie d’apprendre comment utiliser cette puissance. Tu n’oses pas t’imaginer que tu pourrais un jour ressentir autrement ton Moi ; que tu puisses être libre et non plus comme un chien battu, franc et non plus tacticien ; que tu puisses aimer au grand jour et non plus clandestinement, à la faveur de la nuit. Tu te méprises toi-même, petit homme. Tu dis : « Qui suis-je pour avoir une opinion personnelle, pour décider de ma vie, pour déclarer que le monde m’appartient ? » Tu as raison : Qui es-tu pour être le maître de ta vie ? Je vais te dire qui tu es.
Tu te distingues par un seul trait des hommes réellement grands : le grand homme a été comme toi un petit homme, mais il a développé une qualité importante : il a appris à voir où se situait la faiblesse de sa pensée et de ses actions. Dans l’accomplissement d’une grande tâche il a appris à se rendre compte de la menace que sa petitesse faisait peser sur lui. Le grand homme sait quand et en quoi il est un petit homme. Le petit petit homme ignore qu’il est petit et il a peur d’en prendre conscience. Il dissimule sa petitesse et son étroitesse d’esprit derrière des rêves de force et de grandeur, derrière la force et la grandeur d’autres hommes. Il est fier des grands chefs de guerre, mais il n’est pas fier de lui. Il admire la pensée qu’il n’a pas conçue, au lieu d’admirer celle qu’il a conçue. Il croit d’autant plus aux choses qu’il ne les comprend pas, et il ne croit pas à la justesse des idées dont il saisit facilement le sens.
[…]
Si tu assumais seulement une fraction de la responsabilité qui t’incombe, le monde ne serait pas ce qu’il est, et tu ne tuerais pas tes grands amis par tes petites bassesses.
C’est parce que tu rejettes ta responsabilité que ta maison est construite sur du sable. Le plafond s’écroule, mais tu as ton « honneur de prolétaire » ou ton « honneur national ». Le plancher cède sous tes pieds, mais tu ne cesses de hurler : « Heil, vive le führer, vive l’honneur allemand, russe, juif ! » La tuyauterie éclate, ton enfant est sur le point de se noyer, mais tu continues à préconiser la manière forte en matière d’éducation. Ta femme est alitée, atteinte de pneumonie, mais toi, petit homme, tu rejettes comme une « invention juive » l’idée de construire ta maison sur du roc.
Tu arrives au galop et tu me demandes : « Cher grand docteur ! Que dois-je faire ? Ma maison s’écroule, le vent la traverse, mon enfant et ma femme sont malades, je suis malade. Que dois-je faire ? »
La réponse, la voici : il faut construire ta maison sur du rocher. Ce rocher, c’est ta propre nature que tu as tuée en toi, l’amour physique de ton enfant, le rêve d’amour de ta femme, le rêve de ta propre vie quand tu avais seize ans. Troque donc tes illusions contre quelques grains de vérité. Envoie au diable tes politiciens et tes diplomates. Ne te soucie pas de ton voisin mais écoute la voix qui est au fond de toi-même. Au lieu d’assister à l’exécution de tes bourreaux et de tes pendus, fais promulguer une loi pour la sauvegarde de la vie humaine et des biens des hommes. Une telle loi serait une partie du rocher sur lequel tu pourrais construire ta maison. Protège l’amour de tes petits-enfants contre les attaques d’hommes et de femmes insatisfaits et lascifs. Poursuis en justice la vieille fille médisante ; mets-la au pilori ou envoie-la, à la place des jeunes garçons et des jeunes filles coupables d’aimer, dans un établissement d’éducation surveillée. Renonce à dépasser ton exploiteur dans l’art d’exploiter les gens si tu as la chance d’occuper une position de cadre. Jette ton habit de cérémonie et ton huit-reflets aux orties et étreins ta femme sans demander un certificat t’y autorisant. Va voir d’autres gens dans d’autres pays, car ils vivent comme toi, ils ont comme toi des qualités et des défauts. Laisse pousser ton enfant tel que la nature (ou « Dieu ») l’a fait ! N’essaie pas de faire mieux que la nature. Efforce-toi plutôt de la comprendre et de la protéger. Va à la bibliothèque plutôt qu’à un combat de boxe, visite des pays étrangers plutôt que Coney Island*. Et surtout, RAISONNE D’UNE MANIÈRE CORRECTE, écoute ta voix intérieure qui te guide en douceur. Tu es le maître de ta vie. Ne fais confiance à personne, et moins encore aux leaders que tu as élus. SOIS TOI-MÊME ! Beaucoup de grands hommes t’ont donné ce conseil.
« Écoutez-moi ce petit-bourgeois réactionnaire et individualiste ! Il ignore la marche inexorable de l’histoire. Il dit : « Connais-toi toi-même ! » Quelle sottise petite-bourgeoise ! Le prolétariat révolutionnaire du monde conduit par son Führer bien-aimé, le père des peuples, le maître de toutes les Russies, de tous les Slaves, libérera le peuple ! A bas les individualistes et les anarchistes ! »
Vivent les Pères des peuples et des Slaves, petit homme ! Écoute un peu, j’ai quelques pronostics sérieux à formuler.
Tu vas assumer le gouvernement du monde et cette idée te fait trembler de peur. Pendant des siècles, tu assassineras tes amis et tu porteras aux nues les Führer de tous les peuples, de tous les prolétaires et de tous les Russes. Des jours durant, des semaines durant, des années durant, tu salueras un maître après l’autre ; tu n’entendras pas le vagissement de tes bébés, tu ne te soucieras pas de la misère de tes adolescents, de la nostalgie de tes hommes et femmes, et si jamais tu entends leurs plaintes, tu les traiteras de bourgeois individualistes. Pendant des siècles, tu verseras du sang là où il faudrait protéger la vie, et tu t’imagineras que tu instaures la liberté en te faisant aider par tes bourreaux ; par conséquent, tu ne sortiras jamais de bourbier. Pendant des siècles, tu suivras le rodomont, tu seras sourd et aveugle quand LA VIE, quand TA VIE fera appel à toi. Car tu as peur de la vie, petit homme, très peur. Tu l’assassineras au nom du « socialisme », de l’État, de « l’honneur national » », de la « gloire de Dieu ». Mais il y a une chose que tu ne sauras pas, que tu ne voudras pas savoir : que tu es le propre artisan de ton malheur, que tu le produis tous les jours, que tu ne comprends pas tes enfants, que tu leur brises les reins avant même qu’ils aient la force de se tenir debout ; que tu voles l’amour ; que tu prends un chien pour être toi aussi le « maître » de quelqu’un. Ainsi, tu feras fausse route pendant des siècles, en attendant de mourir de misère sociale avec les masses, et cela jusqu’à ce que la première lueur de compréhension se fasse jour en toi-même.
* Parc d’attractions près de New York [NdT].
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Wilhelm Reich, Extraits de Ecoute, petit homme ! Ouvrage rédigé en été 1945 pour les archives de l’Orgone Institute