Les fêlures sauvages, Vladimir André Cejovic, L'Age d'Homme, 2003, Lausanne
Le nom du poète jette déjà une lumière, presque crue, sur les sauvages félures. Un monde à la fois tendre et cruel de pierre décharnées, de souvenances de chairs calcifiées. Humiliée, rabaissée par la littérature la plus vulgaire, la poésie, maîtresse, vit de sa primordiale kénose chez quelques poètes qui ne se piquent pas d'un romantisme suranné ! Maîtresse rude, exigeante, nous le savons. Et la poésie de V.A. Cejovic est là pour le rappeler aux yeux de nos âmes engourdies ! Rude, mais miséricordieuse aux vrais humbles, à tous ceux qui, exigeant aussi, ne se voile pas d'une peau de chagrin rabougrie mais savent, dans la chair ignée des mots, que les vraies douleurs si elles sont bien silencieuses éclatent dans le verbe qui « supporte tout », parce que son nom est Amour :
« N'ayant pour compagnon que leurs âmes mendiantes.
On l'appelle le mal, le bien, le tyran,
Mais ce n'est que moi,
Homme aux sens anodins, la langue hideuse
Imitant le bruit des belles sources,
Je ravage la vie dans ses intimes profondeurs. » (p. 18)
La bienveillante cruauté du verbe qui nous offre les révélations d'ordre cosmique.
« Chevaucher les désastres et les vents,
te nourrir du sang de l'ange pervers. » (p.19)
Tout ce que l'homme du commun fait dans le monde des « choses » qu'il nomme, ignoblement, réalité et qu'il impose, innomément à tous, le poète le voit et ressent dans le verbe... C'est « pose » et « affectation » pour le commun prisonnier volontaire du ON, c'est déchirante impossibilité pour le poète qui « fait » le monde, qui ne le décrit mais...
La déchirure dans le nom de ce poète-ci est donnée...
« Qu 'étais-je, emporté par le brouhaha des servages humains, à m'échapper en d'inertes lâchetés et en l'infante mélancolie d'être né, errant dans la lumière, écume solaire du jour. L'ennui féroce pillait ma présence, et je ne possédais de la vie ni assez de cruauté, ni assez de bonté. » (p. 59)
La terre des ancêtres, la chair des ancêtres liée à cette terre, cette terre qui aura recueillie le corps, mort, des ancêtres, la glèbe et la lave, la sève et la chaleur oxydante envahie le ciel rougi de scories, en forme de corps de femmes, inflammables mais éteintes...
Les fêlures laissent s'épandre la boue ocre et rougeâtre du verbe en souffrance-fusion !
« O le sang recouvrant la pâture des êtres. La nuit tombe, j'apprends à marcher. » (p.23)
Marcher en dansant les mots au-dessus du gouffre rougi rugissant de notre insolente et amèrement fade solitude de pierre volcanique noire sculptée en corps de femme, de manque à notre étuve mâle qui ne peut assez se repaître de sa violente soif d'acide tendresse...
Marcher, virvoltant lourdement, dans des paysages de fer et d'acier mais bruts, primordiaux. De rocs en fusion, de vent de néant au intenses flammes noires et ors d'amoureuses et plaintives tornades anthropophages...
Cejovic s'affronte verbalement, et la chair est son verbe, à la matière du monde tel qu'il le fait, le poète. Rude et tranchant. Sa prose poétique est un alliage étrange d'un fin métal extrêmement brûlant et corrosif et d'un cristal des plus purs et des plus transparents. La phrase est digue ET fleuve de feu. Sidérale translation d'une effroyable intensité d'un expérience unique absolument iréitérable.
Cejovic c'est la noire colère ardente de Bulatovic, l'implacable et sombrivore violente nostalgie mais sans les inutiles atermoiements d'une littérale histoire-conte qui cache l'essentielle inflorescence...
« Et je vois,
dans l'amère distance qui s'éprend des corps,
sous la lune,
plus réels que les sages et les saints,
les mendiants et les vagabonds
qui errent et vont,
érodent le monde
sous le giron du chaos. » (p. 60)
La cruauté que nous portons en nous, et contre les « ceusses » qui sont nous véritablement, qui « érodent le monde », et que, par le verbe nous pouvons exorciser n'a rien à voir avec la violence de l'imagerie-mécanique qu'ON nous impose.
La cruauté de la haute terre noire de nocive et primordiale nostalgie nous l'exerçons et l'exorcisons avec le poète qui fait par le verbe un monde vrai qui est porté dans nos poitrails larges et brutaux mais comprimé et dépris de toute haine obscure par les rais d'une lumière oblique de verbifique bénévolence...
« la rage de ne pouvoir fuir que dans la cruauté ou la faiblesse, et la soif, la soif de ma propre rudesse par delà les ancêtres, les femmes et le néant. » (p.61)
Le « je » du poète nous enseigne sur nous, à nous. Il est notre fêlure. La brisure du monde du ON. Le « je » du poète parcouru les terres intoxiqués de ces ancêtres violents et volcaniques est la fracture par laquelle s'épanche la boue scorique de nos rougeoyantes violences tues...
Dans les « sauvages fêlures » de Cejovic nous tenons fermement le verbe fermenté des acres fumées du volcan cruel qui s'épanche dans la luminescente noirceur de nos ancestrales inimitiés intimes dont la contradictoire conjonction est salutaire...
(Illustrent ce texte deux toiles volcaniques d'un poète du geste dans le nom duquel ce lit aussi, non littérairement, une sauvage fêlure. Merci à Pierre Zoran Petrel, donc, pour m'autoriser à illustrer cet outre-texte de ces deux jaillissements...)