B/ Un syncrétisme démiurgique ou l'Occident réinventé : Tancrède
Mon « Tancrède », paru en 2009 chez les Moutons Electriques, est directement enté sur l'Uchronie de Renouvier, c'est même un hommage appuyé, et pour deux dimensions au moins : l'aspiration utopique de l'uchronie stade 2, cette reformulation des rapports entre l'Orient et l'Occident sur laquelle je vais revenir, aussi bien sur les plans de la religion et de la culture, que sur ceux de la politique et du progrès technique ; et, à bien des égards, sur les mécanismes narratifs inspirés de Renouvier, à commencer par la mise en exergue d'un manuscrit apocryphe, prétendûment retrouvé par hasard dans les archives cairotes, et qui dévoilerait une histoire (de la Première Croisade et des Assassins) parallèle, bien différente de celle connue et enseignée.
Du Chevalier à l'Assassin : une divergence de la conscience à la praxis
Le jeune Croisé Tancrède de Hauteville, dans la première partie de mon roman, est, comme dans la tradition littéraire et artistique qu'il a déjà suscitée (Voltaire, Monteverdi, Le Tasse, etc), l'archétype du chevalier idéal. Prince Normand de Sicile, descendant, par sa mère, de Robert Guiscard, il prend le chemin de Constantinople, Antioche et l'Anatolie, aux côtés de son oncle Bohémond de Tarente, pour des raisons purement spirituelles : il est bien décidé à libérer le Tombeau du Christ et à entrer dans la Jérusalem Céleste, qu'il considère comme un Royaume de la Conscience, sur le modèle augustinien. Les réalités de la Croisade, la violence, les abus et les spoliations commises par les Croisés, viennent rapidement souiller son engagement. La prévalence flagrante des intérêts matériels dans les agissements des Normands, des Francs et de tous les autres Croisés, à l'exception peut-être de l'ascétique Godefroy de Bouillon, lui montrent que c'est l'appêtit de puissance, non la piété, qui guide les Croisés, avides de nouveaux fiefs et prompts à la violence pour les acquérir. Rares sont ceux qui, comme lui, sont venus pour laver leur âme, ou racheter les pêchés de l'Occident.
Le point de divergence de Tancrède se fait en deux temps, comme un découplement du basculement entre histoire et uchronie : la prise de conscience de Tancrède et les actions subséquentes qu'il entreprend, et qui vont changer le sens de l'Histoire. Je m'inspire ici de la terminologie en usage devant les juridictions de l'Eglise catholique au 11ème siècle, après la réforme grégorienne. Le for interne est le tribunal de la conscience du chrétien, et le for externe est le tribunal ecclésiastique qui doit juger des manifestations extérieures du pêché. Ainsi, Tancrède est d'abord le chevalier qui devient apostat (= for interne), puis l'apostat qui devient assassin (= for externe). C'est précisément à l'intérieur de ce point de divergence « distendu » que s'inscrit la dimension uchronique qui sous-tend le livre. Le « temps » du livre est celui de la divergence en pensée, puis de la divergence en actes. L'utopie, quant à elle, tient largement au rêve de la coexistence pacifique des grands monothéismes, en particulier, du christianisme et de l'Islam qui recèle, aux yeux de Tancrède, cette diversité séminale qui permet la véritable foi. Tancrède se convertit à l'islam chiite septiménain des nizarites, un culte très ésotérique, qui est celui des Assassins d'Alamut, serviteurs du Vieux-sur-la-Montagne. Mais son souci est, par tous les moyens, d'atteindre cet idéal de l'unification des cultes et des cultures sans en perdre la richesse. Pour le comprendre, il faut se pencher sur les « personnages secondaires » du roman : Clorinde, tout d'abord, est une princesse abbasside en révolte, liée aux Assassins, qui accompagne, sinon guide, l'évolution spirituelle de Tancrède. Elle est une initiatrice, une civilisatrice, bâtie sur le modèle de la femme médiévale, si chère à Georges Duby. Avec Gaston de Béarn, l'ingénieur qui recrée les machines de Héron, elle reconstitue la « triade » de l'époque féodale : le Chevalier, la Femme, et le Prêtre (ce dernier étant ici remplacé par le Béarnais). Il y a d'ailleurs une « uchronie stade 1 » dans Tancrède, comme dans le texte de Renouvier, puisque j'y postule une accélération technologique, dûe à la redécouverte, au 11ème siècle, des Pneumatiques de Héron d'Alexandrie, ce qui est aussi un clin d'oeil, en partie conscient, à toute cette phase des uchronies rationnelles du XVIIIème siècle, telles que présentées plus haut. Entre la science et la foi, Tancrède ne vise qu'une seule chose : la complémentarité réconciliée des deux horizons de la civilisation médiévale, et, partant, la symbiose entre musulmans et chrétiens. Parce qu'il ne peut la mener à son terme en tant que Croisé, il accepte de se redéfinir comme Assassin et parvient à un résultat mitigé : l'unification de l'Islam, porteuse d'un futur antérieur.
C'est là que je m'efforce de « dépasser » mon modèle : dans son Uchronie, Renouvier se limitait à déplacer en Orient les destinées historiques de l'Occident chrétien, tandis que dans son Occident uchronique, la restauration de la République romaine permettait de concrétiser l'idéal égalitaire de 1848. Dans Tancrède, la dimension historique dissimule la naissance de l'uchronie, qui intervient très tôt dans le roman, dès le passage de Tancrède à Tarse, avant de s'épanouir à Alamut, au bord de la Caspienne. La divergence se veut plus fine, mais emporte la difficulté, pour le lecteur, de « débrouiller » l'histoire de la fiction. De nombreux éléments qui paraissent uchroniques sont historiques, et vice-versa. Les dates, les personnages et les lieux correspondent à l'Histoire telle que nous la connaissons. Mais leur caractère, leur rôle, et, finalement, leur destinée, relèvent de l'Imaginaire.
Tancrède est d'une certaine manière une alternating history, uchronie en formation. Et il s'avère, avec tout le recul et l'humilité nécessaires, qu'il fait écho aux préoccupations contemporaines affectant les rapports Orient-Occident, tout en cherchant à échapper aux simplifications qui caractérisent notre époque. Il s'agissait d'esquisser, pour le XXIème siècle, une sorte de « métacivilisation » fondée sur l'hybridité culturelle et le syncrétisme historique, une civilisation riche de ses contradictions telle qu'avait pu la rêver Arnold Toynbee.
L'uchronie aujourd'hui, une esthétique ?
À l'ombre de la science-fiction, mais de plus en plus en pleine lumière multimédia, l'uchronie est désormais partout, prend toutes les formes, au cinéma, dans la publicité, elle « contamine » littéralement le réel et le discours sur l'histoire, notamment en politique. Les productions artistiques, les recherches intellectuelles se multiplient ; l'uchronie semble être devenue le chemin privilégié d'un Occident qui, en Candide du XXIème siècle, cultive sans relâche, et parfois à la hâte, le luxuriant jardin des destinées qu'il n'a pas connues, comme s'il pouvait échapper, encore, à celle qu'il s'est forgée... Au fond, elle forme une esthétique mélancolique tissée de critique sociale, un paradigme qui pourrait constituer le stade 2 de l'utopie. Cet engouement vers un « uchronisme » qui nous permettrait, individuellement et collectivement, de retrouver le phare de l'idéal, tout en sachant qu'il reste à jamais inaccessible, puisque situé dans un passé qui n'a pas existé, équivalent temporel d'une île hors de la réalité. Dès lors, la science-fiction uchronique « rétro-éclaire » nos ténèbres actuelles et nous dévoile encore, par l'Histoire, les contours de nos lendemains.