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Relire L’Armée nouvelle en 2011

Publié le 17 juillet 2011 par Marx

Relire L’Armée nouvelle en 2011
Par Gilles Candar
http://www.lours.org/default.asp?pid=769
Article paru dans L’OURS 408, mai 2011
Relire L’Armée nouvelle en 2011… ou un peu plus tard, car le livre n’est pas disponible actuellement. Cette lacune s’apprête à être comblée puisque Jean-Jacques Becker travaille à une édition critique dans le cadre des Œuvres de Jean Jaurès (Fayard). Les précédentes éditions sont toutes épuisées. Mais ce texte nous parle-t-il encore ?

L’édition originale, datée du 14 novembre 1910, est aussi rare que curieuse. L’Armée nouvelle se présente alors comme les considérants d’une proposition de loi parlementaire et le texte est publié par le Journal officiel. Le livre est ensuite édité en avril 1911 par Rouff, le populaire éditeur de l’Histoire socialiste de la France contemporaine. Nous ne savons pas grand-chose de son succès éventuel, sauf que le livre est épuisé ou indisponible au début de la Guerre.
Les rééditions et leur contexte
La direction du Parti socialiste décide alors de le rééditer par les soins de la Bibliothèque de L’Humanité. C’est sans doute l’édition que l’on rencontre le plus souvent dans les bibliothèques de vieux militants. Max Bonnafous en fait ensuite le tome IV des Œuvres de Jean Jaurès (Rieder, 1932). Le texte ne varie pas, et pourtant… La logique de l’édition de 1915 est celle de la défense nationale, de ce qu’il aurait fallu faire avant-guerre. Une courte préface de Lucien Lévy-Bruhl le dit sans ambages : Jaurès avait prévu « le caractère de l’attaque formidable qui nous menaçait ». Il s’agit aujourd’hui de « résister et de vaincre ». L’édition de 1932 intervient au contraire à l’apogée de la sensibilité pacifiste du socialisme français, à l’heure des conférences de Genève et Lausanne sur le désarmement et la fin des réparations, au terme de la présence de Briand au Quai d’Orsay…
Contradictions ? De fait, le livre disparaît ensuite pour un temps assez long, même si les volumes de l’édition Bonnafous continuent longtemps à occuper les boîtes de livres d’occasion sur le boulevard Saint-Michel ou les quais de la Seine… Jaurès n’est certainement pas un héros de Mai 68 ! Et pourtant, un an après les événements, la collection 10/18, en vogue à l’extrême gauche, donne une édition partielle, mais importante, de L’Armée nouvelle, longuement préfacée par une sympathisante du mouvement qui vient de se faire exclure du PCF : Madeleine Rebérioux. Quelques années plus tard, le même PCF, encore au faite de sa puissance, après ses victoires aux élections municipales de 1977, développe sa recherche d’un « socialisme aux couleurs de la France » en publiant une édition intégrale du maître livre de Jaurès avec une préface bienveillante, mais rigoureusement orthodoxe, d’un de ses dirigeants, Louis Baillot, député de Paris, responsable des questions de défense. Le livre est présent, il est souvent cité et il circule. Il est discuté dans divers colloques : Jaurès et la paix (Montreuil, décembre 1984), Jaurès et la défense nationale (Paris, octobre 1991), dont les actes sont publiés par la Société d’études jaurésiennes. Il n’est guère étonnant de le retrouver en 1992 dans la prestigieuse collection des Acteurs de l’Histoire publiée par l’Imprimerie nationale. C’est une belle édition, brochée ou reliée, mais toujours élégante et soignée, qui bénéficie d’une introduction par Jean-Noël Jeanneney, historien, mais alors aussi personnalité en vue de la gauche gouvernementale (secrétaire d’État dans les gouvernements Cresson et Bérégovoy après avoir dirigé Radio France).
Un livre inscrit dans son temps
Une constante : ce livre étonne, dérange souvent. Même Madeleine Rebérioux entend montrer en 1969 qu’elle publie bien « l’essentiel », écartant seulement des passages marqués par « de très longues citations » ou « des problèmes historiques et techniques »… Lorsqu’Henri Noguères, chargé du volume dans le projet d’édition des Œuvres chez Privat, regrette son « désordre bien réel », l’absence de « démarche logique » et de « plan rigoureux », elle explique ce « plan bien désordonné » par le fait que le livre est écrit à chaud, que l’on voit fonctionner une pensée1… Jean-Noël Jeanneney, plus civil, note néanmoins le risque d’un « regard attendri » devant « des désuétudes couleur sépia »… Ce qui a le plus vieilli est peut-être l’objet direct du livre. Nous ne pouvons plus accorder la même importance aux discussions sur la mise à disposition de fusils chez les réservistes des départements de l’Est. Jaurès insiste assez sur la nécessité de refuser la paresse d’esprit, de ne pas répéter les recettes napoléoniennes ou de la guerre de 1870 pour que nous soyons à l’aise avec cette distance nécessaire. D’autant que les principes semblent solides : ne pas laisser les questions stratégiques ou militaires aux seuls spécialistes, le choix d’une formation supérieure intégrée au monde de la recherche et des études, l’importance donnée aux questions du droit et de la participation lucide du pays à la politique étrangère et de défense, donc le contenu d’une démocratie vraiment exigeante et éclairée sont posés avec force. Ce qu’en disait Jean-Noël Jeanneney voici vingt ans semble encore plus vrai aujourd’hui après les fiascos occidentaux et les errements récents de la diplomatie française, et pourrait du reste s’appliquer à d’autres secteurs de la vie sociale.
Pendant dix ans, Jaurès avait travaillé à l’Histoire socialiste de la France contemporaine. L’Armée nouvelle poursuit sa réflexion. Bien loin de se réduire aux questions militaires, comme le soulignait Madeleine Rebérioux dans sa préface, le livre constitue une mise au point sur l’histoire nationale, l’idée de patrie et d’internationalisme, le mouvement social et l’État, la lutte des classes et leur coopération, le combat politique et la fraternité humaine, le sens de la vie. Il est assurément long, avec de nombreuses digressions. Davantage que la plupart des autres textes de Jaurès, il échappe aussi aux circonstances, aux considérations qui pèsent sur un discours parlementaire ou de congrès, un article de journal. Le livre permet de saisir la pensée et les réflexions du Jaurès de la maturité, chef de parti et quinquagénaire. C’est lui-même qui a remarqué, quelques semaines avant de l’écrire, « que l’on n’enseigne pas vraiment ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est »2. Il n’est pas sûr que la digression soit pleinement voulue, maîtrisée par Jaurès. Mais il est certain que ce livre lui permet d’exposer sa pensée, de développer sans trop de précautions ses analyses. Il ne serait pas sans intérêt de relever toutes les allusions, les sources qui alimentent le texte, des débats sur les retraites ouvrières aux campagnes du progressisme américain en passant par les évocations de Jeanne d’Arc ou de Turenne. En tout cas, Jaurès ne se refuse rien, parle de tout et se montre tel qu’il est : un homme en mouvement animé par une espérance religieuse, une « arrière-pensée » comme il l’écrit précisément dans ce livre, soucieux de constituer une humanité, qui n’existe « point encore », ou « à peine ».
Un livre dérangeant,
à droite et à gauche

Jaurès ne rencontre pas pleinement le succès. Son livre est-il vraiment lu, discuté, compris ? À droite, il effraie par les bouleversements sociaux et institutionnels préconisés, par sa mise en cause des habitudes de pensée et d’organisation. À gauche, il dérange. Sa conception de l’État, comme lieu où s’exprime « le rapport de forces entre les classes » déplait aux marxistes. Ce sera pire avec les militants formés par la lecture de L’État et la Révolution. Sa défense de l’évolution révolutionnaire peut sembler trop subtile, pas assez facile à expliquer et à appliquer. Son patriotisme, son spiritualisme, son exigence d’une formation physique et militaire généralisée ne peuvent pas convenir aux militants les plus révolutionnaires, mais pas non plus à tous les héritiers de l’individualisme libéral, aux héritiers de Benjamin Constant. Il est aux antipodes de notre modernité ennemie des contraintes. Surtout, Jaurès ne parvient pas à embrayer vraiment et à provoquer de vrais débats sur ses analyses. Stendhal est cité par Jaurès dès les premières pages de son livre. Comme lui, sans doute, il devra attendre de longues décennies, non pour être célèbre et reconnu, mais pour être lu et intégré au mouvement de la pensée.
À la veille de 2012, le moment est peut-être venu. n
Gilles Candar
(1) Colloque de Montreuil, Jean Jaurès, Bulletin de la SEJ n° 99, octobre-décembre 1985, p. 31 et 37.
(2) Le 21 janvier 1910, discours dit « Pour la Laïque » fréquemment réédité.


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