Sept soldats français, victimes d’un attentat en Afghanistan, ne sont pas « morts pour rien », a déclaré le Président de la République lors d’un hommage exceptionnel rendu dans la Cour des Invalides. Puis les décora à titre posthume, de la Légion d’Honneur. Ces hommes n’étaient pas véritablement morts en héros mais sont devenus des héros parce que morts. Paradoxe qu’avait souligné Jean Giraudoux dans La guerre de Troie n’aura pas lieu : parmi ceux dont la vie s’achève sur un champ de bataille, il y a des couards et des héros, mais la mort – accidentelle en Afghanistan – réunit et grandit toutes les victimes. Paradoxe aussi que cette Légion d’Honneur, conçue pour célébrer quelque fait d’armes exceptionnel et qui, dans cette circonstance, devient l’équivalent d’une gerbe : une décoration, mais florale. Mais qu’importe aux morts les cérémonies qui, en vérité, sont destinées à rassurer les vivants.
Si ces hommes ne sont pas morts pour rien, ils sont morts pour quoi, au juste ? Après dix ans de combat en Afghanistan, devons-nous croire qu’il s’agit encore d’une guerre contre le terrorisme ? Les tribus afghanes sont avant tout préoccupées de leurs intérêts locaux, voire tentées de s’emparer du pouvoir central : fomenter des attentats contre les Occidentaux n’est clairement pas leur priorité. L’armée pakistanaise qui mène un double jeu ne menace pas non plus l’Occident, mais préserve ses intérêts et n’a qu’un ennemi virtuel, l’Inde. L’Otan a-t-elle encore pour mission de fonder un État central afghan qui serait démocratique ? Au mieux, l’Afghanistan pourrait devenir une confédération de tribus stables, dont certaines seraient plus respectueuses des droits de l’homme et de la femme que d’autres. Certaines continueraient à cultiver et commercialiser l’opium pour les consommateurs occidentaux et d’autres, peut-être, se reconvertiraient mais dans quelle activité ? On ne voit pas.
Il serait sans doute rationnel pour l’Otan de se retirer, sans oublier de se dire victorieuse avant d’éteindre la lumière, de laisser sur place quelques garnisons fortifiées, puis d’éliminer les groupes terroristes, s’il en surgit, avec des drones, une arme de précision israélienne qui n’existait pas il y a dix ans. Pareil retour à la raison exigerait des dirigeants politiques une grande humilité ou une extrême habileté : Barack Obama en serait capable. Mais les sept soldats français et ceux qui les ont précédés seraient alors – non pas morts pour rien – mais morts par erreur d’analyse stratégique, parce qu’on a oublié, par inadvertance, de fermer à temps les portes de la guerre.
La même incertitude vaut pour la Libye, où l’Otan ne perd, pour l’instant, aucun soldat mais dépense allègrement notre argent et tue chaque jour des Libyens au sol dont on ne sait s’ils sont civils ou militaires, coupables ou innocents, du bon côté ou du mauvais. On nous répète comme un refrain que, sans intervention de l’Otan, Benghazi aurait été un bain de sang : Benghazi a été sauvé mais la Libye tout entière saigne. Est-ce mieux que la non intervention ? On ne le saura jamais. L’Otan ne pouvant plus reculer, il est envisageable que le régime de Kadhafi s’effondrera : Sarkozy, Cameron, Obama auront ainsi accompli ce qui fut tant reproché à George W. Bush en Irak : un vrai changement de régime imposé de l’extérieur. En Irak, les Américains avaient remplacé un régime sunnite par une coalition de Kurdes et de Chiites. En Libye, l’Otan va substituer au pouvoir des tribus de Tripolitaine, celui des tribus de Cyrénaïque : le pays est coupé en deux de toute éternité et leur affrontement, éternel. Si les « rebelles » de Benghazi l’emportent, l’Otan les empêchera-t-elle de détruire Tripoli et de massacrer sa population ? Il serait temps de s’y préparer : les tribus de Cyrénaïque, vainqueurs, seront tentées de déclarer tout membre des tribus de Tripolitaine, criminel de guerre pour avoir appartenu au camp de Kadhafi.
On m’objectera que le gouvernement de transition de Benghazi, reconnu par la « communauté internationale », multiplie les proclamations de démocratie et de laïcité. Je les ai entendus et ils ne m’ont pas convaincu car on ne sait pas, par avance, quelle faction, dans ce gouvernement de coalition, l’emportera ? Et Tripoli, ce n’est pas Kaboul : le Président afghan est pauvre comme Job, celui de Libye deviendra instantanément l’un des hommes les plus riches au monde grâce au pétrole et en mesure de financer mille attentats ou… mille écoles.
Lorsque la première Guerre mondiale fut terminée (et elle ne s’acheva véritablement qu’en 1945, voire 1991 avec la chute de l’Union soviétique), on se demanda comment elle avait commencé. Les historiens concluent généralement à une ratée diplomatique après qu’un attentat à Sarajevo eut déclenché un enchaînement de forces incontrôlables et de décisions prises par personne. Si les guerres d’Afghanistan et de Libye s’achèvent un jour, il sera tout aussi difficile d’en retrouver les véritables auteurs. Et des vainqueurs, il n’y en aura pas.