Il y a quelques mois, Amazon introduisait un Kindle à prix cassé avec publicité. À la place de l’économiseur d’écran que l’on trouve habituellement sur le reader, la firme de Seattle décidait de proposer des pubs en échange d’un rabais sur son appareil.
La publicité autour des livres ou sur les plates-formes qui les distribuent est un débat récurrent de l’ère numérique dans laquelle le livre est entré. Des webradios aux services de streaming, le sponsoring a su trouver sa place dans tous les contenus culturels. Le livre, marché encore récent pour le monde dématérialisé, semble suivre le même chemin sous l’impulsion d’Amazon.
Vers un Kindle à moins de $100
Jeff Bezos, le charismatique fondateur et actuel PDG d’Amazon, ne s’en est jamais caché : il souhaite placer le Kindle entre toutes les mains. Sa stratégie n’est pas de viser une cible, mais bien d’atteindre l’ensemble du marché. En équipant d’un Kindle l’essentiel de la population, il la transforme en un bassin de consommateurs potentiels des contenus Amazon.
L’iPod a su rendre la musique numérique incontournable ; le Kindle se veut son équivalent pour le livre. Un prix à moins de $100 est un palier psychologique. En dessous de ce prix, l’acheteur n’hésite plus à franchir le pas. Le Kindle devient un produit grand public et cesse d’être réservé aux early adopters. Si vous vous promenez cet été sur les plages américaines, vous constaterez d’ailleurs que même à $140, le Kindle est déjà le support principal de consommation des livres, en particulier chez les personnes âgées.
Mais comment atteindre ce prix plancher ? Jusqu’ici, Amazon a su imposer sa réponse à l’ensemble de l’industrie : supprimez vos marges et comptez sur la baisse des prix des composants.
Penchons-nous un instant sur le marché américain. Deux acteurs majeurs ont survécu à la guerre des e-readers : Amazon et Barnes and Noble (Kobo dans une moindre mesure). Samsung a arrêté le développement de ses propres readers et Sony est dans l’impasse. Seuls Amazon et Barnes sont parvenus à supprimer leurs marges sur leurs appareils respectifs (Kindle et Nook). Leurs coûts de production diminuant, le prix de leurs appareils a baissé.
Supprimer les marges, c’est un concept fort et… difficile. Si cela paraît extrêmement risqué à première vue, c’est en réalité le coup de génie d’Amazon. Comment est-ce possible ?
Là encore, la réponse n’est pas très complexe à comprendre. Elle réside dans un contrôle total de la chaîne de consommation. Amazon vous vend un reader à bas prix, avec une librairie intégrée. En un clic, vous achetez le contenu qui vous est aussitôt « livré ». Vous êtes prêts à lire en moins d’une minute.
En contrôlant l’ensemble de la chaîne, Amazon est certain de rentabiliser son Kindle sur les achats que vous y ferez. Vous devenez un consommateur captif, car vous avez trouvé le moyen le plus confortable d’acheter des livres, le plus rapide de les obtenir et le plus ergonomique pour les transporter et les lire. Amazon est un géant du commerce en ligne. Son savoir-faire réside dans la manière de livrer des marchandises. Autrefois physiques, aujourd’hui numériques. Plus le prix du Kindle baisse, plus Amazon s’assure de toucher un maximum de clients. Simple loi du marché.
L’avantage concurrentiel d’Amazon sur l’axe publicitaire
Compter sur la baisse de prix des composants et la suppression des marges, c’est bien… Mais c’est une stratégie sur laquelle n’importe quel concurrent d’Amazon peut le suivre – pour peu qu’il ait le cœur bien accroché. Barnes and Noble a d’ailleurs copié cette stratégie en s’alignant de manière systématique sur les prix d’Amazon. Avec la publicité, la course aux $99 vient de prendre une nouvelle tournure. Elle risque de porter un coup sérieux aux challengers de la firme de Seattle.
Subventionner l’appareil avec de la publicité et céder au consommateur ce gain de valeur est un nouveau coup de génie. Amazon est le meilleur acteur, sinon le seul capable de réaliser un tel tour de force. N’oublions pas que contrairement à Barnes and Noble, Amazon vend des ordinateurs, des DVD, des chaussures, des couches pour bébé et des millions d’autres produits. Et il le fait depuis plus de dix ans, en archivant l’ensemble des achats effectués sur ses clients.
Amazon possède probablement le plus gros fichier client du web (probablement devant Apple avec plus de 200 millions de comptes iTunes, Amazon ne communique pas sur ces chiffres). Ce fichier clients a trois caractéristiques : une adresse email qui lui permet de vous identifier à travers leurs services ; un numéro de carte bleue qui vous offre la possibilité de faire vos achats en un clic, la simplicité poussée à l’extrême ; mais aussi et surtout, votre historique d’achats sur ses sites. Mieux encore, l’historique de vos consultations (et d’achats) de produits.
C’est un trésor de guerre inestimable quand il s’agit de vendre des produits : à la vue de cet amas colossal de données, personne n’est dans une meilleure posture qu’Amazon pour proposer de la publicité.
Si vous y regardez de plus près, le géant du e-commerce a déjà atteint cette sphère. Vous êtes client Amazon ? Allez faire un tour sur la page d’accueil du site et jetez un œil aux produits qui vous sont proposés. Maintenant renouvelez l’expérience avec le compte d’un ami. Avez-vous perçu la différence ? Tous les produits qui vous sont proposés sont très proches de ce qui vous intéresse habituellement. Il en sera de même si vous faites une recherche sur un site Amazon. Les résultats sont sélectionnés pour vous. Amazon personnalise l’expérience de shopping.
Comment fait-il ? En vous identifiant, des algorithmes très puissants tracent vos habitudes d’achats et de toutes les données collectées grâce à des millions d’autres clients. Ces algorithmes anticipent vos envies, voire vous suggérant de nouvelles envies. Maintenant, imaginez la situation du point de vue de l’annonceur. Vous voulez vendre vos produits ? Ce nécessite deux choses : d’une part, de (nombreux) clients. Le Kindle a des millions d’utilisateurs, vous pouvez cocher ça sur votre liste. D’autre part, la nécessité d’un ciblage précis de vos contenus publicitaires pour vous assurer un retour sur investissement. Avec le système d’Amazon, le ciblage des contenus est optimal.
Ni Barnes and Noble, ni Kobo n’ont accès à des bases de données d’une telle ampleur. Amazon a montré qu’il était prêt à sacrifier ses marges pour restituer la valeur à ses clients finaux. Cela veut dire qu’il décide de ne plus compter sur la suppression des bénéfices faits sur chaque appareil vendu et sur la baisse des prix du matériel, mais se donne un facteur de baisse de prix supplémentaire sur lequel aucun de ses concurrents ne peut jouer.
C’est un avantage colossal et qui risque de s’inscrire dans le paysage dans la durée. Amazon se positionne donc potentiellement comme l’acteur le moins cher pour les e-readers, à court terme mais aussi à long terme.
Quels modèles en perspective ?
La première est celle d’un Kindle à $1, tirant parti de la diminution du coût de production du produit et de l’apport du financement par la publicité. Le prix des composants devrait continuer à baisser, rendant marginal le coût de fabrication face aux gains entraînés par la vente de chaque appareil.
La seconde concerne le volume de publicités. Amazon pourrait trouver de multiples endroits où placer de la publicité dans son Kindle. Et considérer son appareil comme un panneau d’affichage vous accompagnant partout et vous connaissant parfaitement. Certains annonceurs parient très probablement sur ça. Fait-on payer l’usager le temps passer sous un abribus ? Non. Decaux et Clearchannel se chargent de leur installation et de leur entretien, en contrepartie des revenus publicitaires qu’ils génèrent. Amazon pourrait très bien faire de même, en particulier s’il en vient à proposer un Kindle Touch (une tablette à ses couleurs).
D’ailleurs, même si le sujet est hautement politique, qu’est-ce qui limiterait Amazon de s’en tenir à l’écran de veille et la page d’accueil du Kindle et l’empêcherait d’aller placer des réclames jusque dans les livres eux-mêmes ? Il semble intéressant d’en discuter.
Après tout, les séries télévisées connaissent déjà ce fonctionnement depuis très longtemps. Typiquement, une série passant à la télévision aux États-Unis connaît quatre coupures publicitaires. C’est certes dérangeant, mais cela permet de diffuser gratuitement les programmes et de financer des coûts de production de plus en plus importants. Aurons-nous bientôt des livres gratuits en échange de nombreuses coupures de pub ? Pourquoi pas. Mais je pense que c’est un modèle qui s’appliquera bien plus aux magazines numériques qu’aux livres.
On pourrait tout à fait imaginer une baisse de prix de 20 % en échange de trois coupures est tout à fait réaliste. Pensez-y une seconde. Vous avez le choix entre acheter une version sans publicité à $10 et une version avec publicité à $8. Pour l’éditeur, cela ne change rien, il touche toujours 70 % de la valeur de vente finale. Mais une partie des revenus provient de la pub. Amazon conserverait une faible partie de ces revenus pour entretenir son équipe de vente d’espace, mais gagnerait toujours 30 % sur le prix de vente. Le vrai gagnant serait le lecteur qui pourrait s’offrir un livre à moindre prix. Mieux encore, le nombre de ses achats pourrait augmenter, permettant au marché du livre de croître.
L’introduction de la publicité dans le Kindle est donc d’une importance bien plus stratégique qu’il n’y paraît. Elle permet à Amazon de prendre une forte avance sur la concurrence et met en ligne de mire des modèles économiques encore inexplorés dans le monde de l’édition.
Comme toujours, le lecteur aura sûrement le dernier mot, son point de vue relayé par les enquêtes consommateurs. Est-ce que la commercialisation d’un livre financé par la publicité paraît réaliste, et souhaitable ?
Solal Fitoussi fait partie des co-fondateurs de SmartNovel, une maison d’édition numérique pure player française. Initialement en charge des technologies chez SmartNovel, il habite aujourd’hui aux Etats-Unis. Vous pouvez le suivre sur Twitter à @solalfitoussi.