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Nafissatou Diallo: le témoignage entre réalité et télé-réalité

Publié le 29 juillet 2011 par Francoisjost

Les récentes prestations de Nafitassou Diallo à la télévision me rendent perplexe car elle nous mettent face à une énigme, qui est au centre de bien des affaires récentes. Quelle est la sincérité du témoin qui vient se confier à la caméra ? La question paraît inconvenante à certains : comment mettre en doute les propos d’une femme simple, émue au point de verser des larmes quand elle parle de ce qu’elle a vécu ? Un Malin Génie, à l’image de celui qu’invente Descartes par doute hyperbolique, me souffle à l’oreille que, depuis quelques années, on ne compte plus les individus qui se sont présentés comme des témoins devant des journalistes alors qu’ils étaient coupables ou qu’ils avaient inventés l’agression dont il se disaient victimes. Disant cela, je pense bien sûr à l’assassin de famille Flactif, qui est apparu dans tous les JT ou à la jeune femme qui a clamé avoir été victime d’une agression à caractère antisémite dans le RER-D entre les stations Louvres et Sarcelles, alors qu'elle avait tout inventé. Plus près de nous, je pense aussi à cet homme qui, il y a quelques jours, déplorait la disparition de sa compagne et se mettait à sa recherche alors qu’il venait de la tuer. Ces exemples et bien d’autres montrent les limites de la comparaison réitérée de l’affaire DSK avec un feuilleton télévisuel.

Deux des séries les plus populaires en France ces derniers mois, Le Mentaliste (qui est aussi un des plus gros succès aux USA) et Lie to me nous ont habitué à bien autre chose. Patrick Jane, dans le premier, est capable de se mettre dans la tête de l’autre, ce qui lui permet de savoir immédiatement si celui-ci dit la vérité ou s’il ment. Quant à Lightman, il peut faire la lumière aussi vite grâce à sa faculté de lire sur les visages. La moindre approximation, le moindre mensonge n’ont aucun secret pour lui car il lui suffit d’une moue furtive, d’un tressaillement de la lèvre ou d’un rétrécissement de paupière pour savoir la relation du témoin à la vérité. Force est de constater qu’il nous manque un Lightman pour nous dire si le récit de Nafitassou Diallo est sincère ou non.

Plutôt qu’à l’univers des séries, nous sommes renvoyés à celui de la télé-réalité. Dans tous les pays du monde, Big Brother a suscité les mêmes discussions : est-ce que les participants sont « eux-mêmes » ou jouent-ils un rôle ? Sont-ils au premier degré ou au second ? Sans que personne ne puisse trancher. C’est de cette hésitation que procède le peu de réalité de ces programmes. Il faut bien dire que nous sommes complètement familiers de ces témoins qui viennent raconter leur « expérience », leur « aventure » devant les caméras et qui, dans un « climax » bien amené par le montage, éclatent en sanglots. Depuis les reality shows comme L’Amour en danger ou Perdu de vue, la larme est devenue l’étalon de l’émotion. Quelques heures avant de découvrir l’interview de Nafissatou Diallo sur ABC, je voyais sur la chaîne publique France 2, un programme intitulé Le Jour où tout a basculé qui fait jouer par des comédiens des histoires vraies arrivées à des gens ordinaires, dans lesquelles ces comédiens jouent des témoignages : là encore, pour imiter ces gens ordinaires, ils se croient obligés de pleurer (je reviendrai sur ce programme peu digne du service public). La séquence « émotion » est donc devenue une sorte de topos, de passage obligé de n’importe quel récit de vie. En voyant Nafissatou Diallo, ces images que j’avais vues quelques heures avant me sont revenues en tête, d’autant que la journaliste de Newsweek notait dans le compte-rendu de son entretien qu’à un moment son interlocutrice se forçait à pleurer. Voici donc où nous en sommes : à interpréter la réalité avec les schémas qu’ont construits les reality shows et non avec la certitude rassurante des enquêtes policières.

Sur le fond, bien que je sois sémiologue, et donc spécialiste des signes, je ne suis pas Lightman et je n’en sais donc pas plus que n’importe quel téléspectateur de Big Brother… Tout ce que je peux observer, ce sont les stratégies de l’accusatrice, stratégies qui s’intéressent toutes à la question de l’image.
Se montrer, c’est d’abord combattre l’image qui a le plus circulé et qui montre Nafissatou Diallo à 19 ans, belle jeune femme avenante. En dévoilant son allure actuelle, celle d’une femme peu apprêtée et simple, elle va bien sûr à l’encontre des assertions qui font d’elle une prostituée.
Se montrer dans un témoignage calqué par sa dramaturgie sur celui des participants des reality shows, c’est faire passer au mieux son émotion. Imaginez que son récit ait été froid, sans gestes, sans sanglots… Pour le téléspectateur d’aujourd’hui habitué aux pleurs à n'importe quel sujet, il n’aurait eu aucune crédibilité.
Quant à l’image de la conférence de presse qu’elle a donnée hier, elle indique une stratégie qui était amorcée dans les mots de son interview à ABC : toute cette affaire serait l’histoire d’un affrontement entre un homme très puissant et une pauvre femme qui a fui le malheur de son pays. Mais c’est aussi l’histoire des femmes en général agressées par les hommes. L’image de cette femme noire entourée de membres influents de la communauté noire new-yorkaise indiquent enfin l’angle sous lequel l’avocat de Nafissatou Diallo va envisager sa défense : celle d’une oppression dont l’agression présumée est le symbole.
Dans mon avant-dernier livre, Les Médias et nous, je m’élève contre cette façon de déplacer le lieu de la justice de la cour à la télévision. Car on voit bien à quoi cela aboutit : on se bat à coup de communication, d’images, d’assimilation d’un cas humain à un symbole, au détriment de la patiente mise au jour de la vérité.


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