Que serait-il arrivé si le gouvernement et les communes s’étaient abstenus de créer ou de subventionner des établissements d’éducation, si la liberté d’enseignement qui se trouve inscrite dans notre Constitution avait été une vérité ?
Par Gustave de Molinari (1819-1912), économiste belge
Texte publié en collaboration avec l’Institut Coppet
(20 février 1856)
I. Ce que produirait le système de non intervention des pouvoirs publics dans l’enseignement
Considérons le besoin auquel pourvoit l’enseignement et nous nous assurerons qu’à part les premières nécessités de la vie, il n’en est point de plus général et de plus intense. Quel est, au moins dans les classes que la misère n’a point abruties, le père de famille qui ne soit disposé à faire les plus grands sacrifices pour donner à ses enfants le bienfait d’une bonne éducation ? Quel est le père de famille qui lésine lorsqu’il s’agit de munir ses enfants des connaissances nécessaires pour exercer une profession en harmonie avec leurs aptitudes naturelles ? Il y a même, sous ce rapport, excès, exagération. Un bon nombre de parents, trop enclins à s’aveugler sur les dispositions des « petits prodiges » auxquels ils ont eu l’avantage de donner le jour, dépensent en frais d’éducation un capital hors de proportion avec la valeur du fonds intellectuel qu’il s’agit de défricher et de mettre en plein rapport.
Cela étant, les pères de famille ayant assez d’intelligence pour comprendre l’utilité de l’enseignement, et assez de cœur pour s’imposer tous les sacrifices nécessaires pour procurer à leurs enfants cette alimentation de l’intelligence après celle du corps, que serait-il arrivé si le gouvernement et les communes s’étaient abstenus de créer ou de subventionner des établissements d’éducation, si la liberté d’enseignement qui se trouve inscrite dans notre Constitution avait été une vérité ?
Comme le besoin d’enseignement existe, comme les pères de famille belges sont disposés à consacrer chaque année une portion notable de leur revenu à la satisfaction de ce besoin, et à créer ainsi un débouché pour l’industrie de l’enseignement, voici ce qui serait arrivé : c’est que cette industrie n’aurait pas manqué de s’organiser et de se développer, comme toutes les autres branches de la production libre, de manière à satisfaire amplement à tous les besoins du débouché qui lui est ouvert ; c’est que l’enseignement ne nous aurait pas plus manqué en Belgique que tout autre produit nécessaire ou même de simple fantaisie pour lequel un débouché existe. Il y a mieux. C’est que la liberté aurait eu infailliblement pour résultat dans l’enseignement, comme dans les autres branches de la production, le perfectionnement des procédés et des méthodes ; c’est qu’elle aurait transformé les petits ateliers où l’enseignement se produit et se distribue, d’après les méthodes et les procédés en usage au XVIe siècle, en de vastes établissements où l’on s’attacherait à donner à la génération présente une éducation en harmonie avec les idées et les besoins de notre époque ; c’est que l’enseignement, au lieu d’être aujourd’hui la plus arriérée des industries, en serait, selon toute apparence, la plus avancée et la plus progressive.
Malheureusement, dans notre pays essentiellement libéral on n’a aucune confiance en la liberté. Parlez de liberté d’enseignement aux hommes les plus éclairés du parti libéral, par exemple, et ils ne manqueront pas de vous dire que cette liberté malfaisante ne pourrait produire, en Belgique, qu’une génération de petits sauvages, ou, pis encore, une génération de petits jésuites ; qu’il est impossible que l’enseignement s’organise et se développe de lui-même, sans l’intervention du gouvernement, que l’industrie privée est impuissante en cette matière, etc., etc. Parlez-en aux hommes les plus éclairés du parti catholique et, s’ils veulent bien vous laisser entrevoir leur pensée, ils se contenteront de sourire d’un air fin et paterne, en insinuant que l’enseignement ne saurait être convenablement placé entre des mains laïques. Pour les uns, la liberté d’enseignement est une espèce de croquemitaine qui dévore moralement les petits enfants ; pour les autres, c’est au contraire, un précieux auxiliaire, qui doit inévitablement finir par leur valoir le plus envié des monopoles.
En conséquence, le gouvernement et les communes se sont mis en devoir d’organiser l’enseignement sous l’impulsion du parti libéral et en dépit des résistances du parti catholique. Nous possédons aujourd’hui, comme on sait, tout un système d’enseignement supérieur, secondaire et primaire, organisé par l’État de concert avec les communes, et subventionné par les contribuables. Car, on le sait encore, c’est le propre des industries exercées par l’État et les communes de ne pas couvrir leurs frais. L’organisation du travail de l’enseignement impose donc en Belgique une charge annuelle de plusieurs millions aux contribuables.
À la vérité, l’État et les communes ne se réservent pas le monopole de l’enseignement. La concurrence est permise. Mais, nous le demandons, cette concurrence peut-elle se développer d’une manière suffisante, en présence d’un entrepreneur qui a le privilège de pouvoir travailler indéfiniment à perte, en rejetant sur les contribuables, au nombre desquels figurent ses concurrents eux-mêmes, le fardeau de ses déficits ? Les capitaux peuvent-ils se porter avec sécurité dans une industrie exposée à une concurrence qui travaille à perte ? Supposons, pour un moment, qu’au lieu d’enseignement il s’agisse de drap ou de calicot. Supposons que le gouvernement et les communes se soient emparés de la fabrication des étoffes de laine et de coton, sous le prétexte que leurs administrés ne manqueraient pas d’aller nus si l’Autorité ne prenait soin, dans sa sollicitude paternelle, de leur fournir des étoffes pour se vêtir. Supposons encore que ces fabriques gouvernementales et communales ne soient pas tenues de couvrir leurs frais, qu’elles puissent rejeter régulièrement leurs déficits sur les contribuables, que résulterait-il d’un semblable état de choses ? Croit-on que la fabrication libre du drap et du coton se développerait beaucoup dans un pays où fleurirait cette branche de socialisme ? Croit-on que les capitalistes engageraient volontiers leurs fonds dans des industries exposées à une concurrence qui pourrait au besoin livrer ses produits gratis, et qui serait même sollicitée de le faire par les esprits avancés ? Sans doute, si le drap ou le calicot gouvernemental était par trop mauvais, on verrait s’élever des concurrences ; mais jamais sur une bien grande échelle, car les grands capitaux ne s’aventureraient point, certainement, dans une industrie dont le principal entrepreneur ferait profession de travailler à perte. On aurait donc à côté des fabriques du gouvernement et des communes, auxquelles le progrès ne serait point nécessaire puisqu’elles auraient le privilège de couvrir leurs frais quand même, de petits ateliers libres auxquels manqueraient pour progresser l’auxiliaire indispensable des grands capitaux.
Or, n’est-ce point là, nous le demandons, la situation de l’enseignement en Belgique ? On établit tous les jours des sociétés au capital de plusieurs millions pour fabriquer du coton, du lin, extraire de la houille, fondre du fer, en employant les machines les plus puissantes, les méthodes les plus perfectionnées. Quel capitaliste serait assez naïf pour aventurer ses fonds dans une entreprise d’éducation ? Et quel entrepreneur d’éducation s’aviserait, à son tour, de consacrer la plus petite somme à une amélioration, à un progrès ? Ne possède-t-il pas tout au plus la somme nécessaire pour faire marcher son établissement, en suivant la routine ordinaire ? L’intervention du gouvernement et des communes, en faussant les conditions économiques de l’industrie de l’enseignement, ne l’a-t-elle point, par là même, stérilisée ?
Si, comme nous l’espérons, la liberté d’enseignement devient un jour une vérité dans notre pays, on verra se réaliser dans cette noble industrie, des progrès analogues à ceux qui ont transformé la plupart des branches de la production libre. Sans doute, cette transformation progressive ne s’opérera pas sans crise. Les nombreux ouvriers en latin et en grec qui trouvent de l’occupation dans des établissements où ces langues mortes, partant inutiles, continuent à tenir la place qui revient aux langues vivantes, ces ouvriers dont nous ne contestons pas d’ailleurs le mérite, seront exposés à une crise analogue à celle qui a atteint les fileurs et les tisserands lors de la substitution des nouvelles machines aux métiers d’autrefois. Mais cette crise, qui pourrait d’ailleurs être aisément adoucie, ne serait que temporaire, et l’enseignement en se transformant d’une manière progressive, sous l’impulsion féconde de la liberté, améliorerait la condition de ceux qui enseignent tout aussi bien que la condition de ceux qui sont enseignés.
II. Résultats de l’intervention de l’État dans l’enseignement supérieur en Belgique
Les deux universités de Liège et de Gand ont coûté au trésor public, dans la période de 1849-52, la somme de 2.502.482 fr., soit en moyenne par année 625.621 fr. Dans la même période, elles ont été fréquentées par une moyenne de 854 étudiants. Ce qui signifie que les contribuables ont dépensé environ 750 fr. chaque année par tête d’étudiant, pour qu’une partie de la jeunesse belge allât étudier le droit, la médecine, la philosophie, les lettres et les sciences, à Gand et à Liège plutôt qu’à Louvain ou à Bruxelles.
Voyons si cette dépense est suffisamment justifiée.
Et d’abord qu’a-t-on voulu en imposant aux contribuables cette taxe de 750 fr. par tête d’étudiant ? A-t-on voulu abaisser le prix des études supérieures ? A-t-on voulu accorder aux familles qui envoient leurs enfants aux universités de Liége ou de Gand, une subvention, tranchons le mot, une aumône de 750 fr. par enfant et par année ? Nous ne le pensons pas, ou du moins si tel est le but que l’on a poursuivi, on ne l’a pas atteint, car les études de droit, de médecine, etc., coûtent à peu près aussi cher dans les universités subventionnées de Gand et de Liège que dans les universités libres de Louvain et de Bruxelles.
On n’a donc pas voulu abaisser artificiellement le prix des études, en rejetant sur les contribuables la plus grande partie des frais de l’enseignement universitaire ; on n’a pas voulu faire, chaque année, à chaque étudiant un cadeau, une aumône de 750 fr. tirés de la bourse des contribuables.
Mais alors, qu’a-t-on voulu ? Dans quel but impose-t-on aux contribuables cette grosse subvention qu’ils se passeraient si volontiers de payer ?
Ce but, le voici. On a voulu créer un enseignement modèle, un enseignement qui maintint dans notre pays le niveau de l’intelligence an cran le plus élevé, un enseignement qui fournit aux jeunes générations ce qu’il y a de mieux sur le marché, en fait de sciences et de doctrines.
Rien de mieux. Malheureusement, si la bonne qualité des denrées matérielles est difficile à reconnaître, c’est encore pis pour les produits de l’intelligence. En outre les doctrines qui sont du goût des uns ne sont pas du goût des autres. Et les dissidences, en cette matière, sont tranchées au point que telle théorie que les uns accueillent comme un rayon de la pure vérité est repoussée par les autres comme une suggestion de l’esprit des ténèbres.
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Texte scanné et numérisé par Philippe Nataf, Président de l’Institut Charles Coquelin. Les publications des éditions Charles Coquelin peuvent être commandées en ligne ici.
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