Par Fabrice Descamps
Selon Paul Samuelson, le célèbre économiste, la théorie ricardienne des avantages comparatifs illustrait le fait que l’économie était souvent très contre-intuitive. Elle démontre en effet que deux pays voisins dont le premier présente un avantage absolu par rapport au second pour deux productions ont pourtant intérêt tous les deux à se spécialiser dans celle des deux productions où ils sont le meilleur et à échanger ensuite le produit dans lequel ils se seront spécialisés contre celui dans lequel se sera spécialisé le voisin. Vous trouverez une démonstration lumineuse de ce théorème économique dans le schéma illustrant l’article « Avantages comparatifs » sur Wikipédia. Vous trouverez également une preuve empirique de la vraisemblance de ce théorème dans les résultats actuels de la mondialisation : les pays qui y participent sont, n’en déplaise aux anti-mondialistes à la Bové et à la Montebourg, largement gagnants.
Mais cela est tellement contre-intuitif que les gens sont aujourd’hui encore loin d’être convaincus par la démonstration de Ricardo qui date pourtant de 1817 ou par le monde réel qu’ils ont pourtant sous les yeux!
Je pense de même que, si nous n’avions pas fait le tour du monde en bateau, beaucoup de gens continueraient de douter de la rotondité de la terre dont la preuve par Ératosthène fut pourtant établie en 235 avant J.C. . Il est vrai que la courbure de notre planète est peu perceptible à sa surface.
On pourrait donc en déduire, à l’instar de Bachelard, que la science moderne s’est construite contre le sens commun. Or cette conclusion serait erronée car Ératosthène ou Ricardo se sont justement servis du sens commun et de rien d’autre pour conduire leur démonstration. Ils ont montré, non que le sens commun nous induisait en erreur, mais simplement que la plupart des gens se trompaient quand ils croyaient que le sens commun leur suggérait de considérer la terre comme plate ou la théorie des avantages comparatifs comme fausse car ils ne se servaient justement pas assez du sens commun. Ce n’est jamais l’excès de sens commun qui nous trompe, c’est son défaut soudain. Et ce sens commun porte un nom en philosophie : on l’y nomme « rationalité ».
Inversement, la recommandation d’abandonner le sens commun nous mène à des impasses intellectuelles majeures, comme le marxisme quand il diagnostique une fausse conscience chez ceux d’entre nous qui refusent obstinément de voir les « rapports sociaux réels » ou une certaine psychanalyse quand elle voit à l’œuvre un inconscient chez ceux qui se refusent à en reconnaître la pertinence.
Circulent en permanence dans notre société des lieux communs qui nous sont suggérés non par notre sens commun mais par son utilisation défectueuse.
En voici quelques uns, fort à la mode ces temps-ci.
Les immigrés fraîchement arrivés augmentent le chômage dans les pays qui en souffrent déjà
Admettons que, dans le monde, il n’y ait que deux types de travailleurs, ceux qui chassent et ceux qui produisent les arcs et les flèches. Admettons que, pour qu’il y ait plein emploi, il faut qu’il y ait autant de chasseurs que de fabricants d’arcs. Admettons que, dans notre société, il y ait un chasseur de trop. Si, parmi les nouveaux immigrants, il y a autant de chasseurs que de fabricants d’arcs, alors l’arrivée de ces immigrants dans notre pays aura un effet nul sur le chômage puisque, au pire, un des immigrants sera le nouveau chômeur, en remplacement du chasseur autochtone qui retrouvera du travail. Si, parmi les immigrants, il y a un fabricant d’arcs de plus que de chasseurs, alors notre société retrouvera même le plein emploi grâce à l’arrivée des immigrants. Évidemment, si, parmi les immigrants, il y a trop de chasseurs, ils aggraveront le chômage. Nous avons donc tout intérêt à piloter le nombre de chasseurs qui viennent s’installer dans notre pays.
C’est ce que font le Canada et l’Australie et ça marche. On observe empiriquement de plus que les immigrants sont des acteurs rationnels (il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’ils ne le soient pas!) : ils connaissent approximativement l’état du marché du travail et n’immigrent que vers les pays où il y a du travail pour eux; la preuve : l’immigration en Europe a baissé depuis 2008 à cause de la crise et une grande partie des immigrés qui passent en France n’y restent pas mais essaient de gagner l’Angleterre car ils savent qu’il leur sera plus facile de trouver un job à Londres qu’à Paris.
Le papy boom va faire mécaniquement diminuer le chômage en France
Si, dans notre pays fictif de chasseurs-cueilleurs, il y a toujours un chasseur au chômage et si, parmi les travailleurs qui partent à la retraite, le nombre de chasseurs est égal au nombre de fabricants d’arcs, l’effet du papy boom sera nul sur le chômage, notre chasseur de trop restera sur le carreau après comme avant.
La natalité dynamique de notre pays va au contraire empêcher la résorption du chômage en France
Si, dans les nouveaux entrants sur le marché du travail, il y a autant de chasseurs que de fabricants d’arcs, le taux de chômage restera inchangé.
Le départ plus tardif des vieux à la retraite va empêcher les jeunes de trouver du boulot.
Même démonstration que précédemment : si le nombre de chasseurs est égal au nombre de fabricants d’arcs parmi les jeunes, le fait que les vieux travaillent plus longtemps, n’empêchera aucun jeune de trouver un emploi.
La baisse du nombre d’heures travaillées va donner du travail aux chômeurs
Admettons qu’il faille une journée au chasseur pour ramener du gibier et, inversement, une journée au fabricant d’arc pour produire un arc. Si on les force à ne travailler qu’une demi-journée par jour, ils pourront éventuellement étaler les deux demi-journées dont ils ont besoin pour produire la même chose qu’avant sur deux jours au lieu d’un. En fait, c’est plutôt l’inverse qu’on observe dans la réalité : ils essaieront de produire en une demi-journée ce qu’ils mettaient auparavant un jour entier à produire. Et ils profiteront de l’autre demi-journée pour se reposer de leurs efforts supplémentaires dans leur caverne : on appelle même cela « prendre ses RTT ». Mais, dans un cas comme dans l’autre, le résultat est nul et le chasseur au chômage le restera.
La massification de l’enseignement diminue la valeur des diplômes distribués
Admettons que le jeunes chasseurs passés par l’école de chasse chassent la même quantité de gibier que leurs aînés en deux fois moins de temps et admettons de même que les fabricants d’arcs diplômés produisent deux fois plus d’arcs dans le même temps. Admettons que sortent de l’école le même nombre de chasseurs que de fabricants et qu’ils fassent ensuite affaire préférentiellement entre jeunes : ils seront deux fois plus riches que leurs aînés s’ils travaillent le même temps qu’eux.
Évidemment, vous pourrez me répondre que mon modèle est rudimentaire donc peu réaliste. Pourtant je pense qu’il rend compte assez bien de la réalité, d’une part parce qu’il la prédit beaucoup mieux que d’autres et notamment que les lieux communs (faux) énumérés ci-dessus, d’autre part parce que les gens sont en moyenne rationnels de sorte que, comme les chasseurs et les fabricants d’arcs de mon exemple, ils savent en moyenne évaluer correctement l’état du marché du travail dans la société où ils vivent et décider s’ils seront finalement chasseurs ou fabricants d’arcs.
Donc, si le chômage persiste dans notre pays, ce n’est pas du tout parce que les gens prennent de mauvaises décisions mais parce qu’on n’y crée pas assez d’emplois. Or toutes les recettes pour créer de l’emploi qu’on pourrait déduire des lieux communs dénoncés plus haut, comme par exemple, faire diminuer la natalité en France, auraient un effet nul sur le chômage.
Je crois, tout à l’inverse, que les chefs d’entreprise français sont des gens en moyenne aussi rationnels que vous et moi. S’ils étaient Danois, ils assureraient le plein emploi dans le pays. Oui mais voilà, ils sont Français et il y a en conséquence quelque chose en France qui les empêche d’embaucher autant qu’ils le souhaiteraient et même d’embaucher tous les chasseurs et tous les fabricants d’arcs disponibles puisque, théoriquement, les uns pourraient tous travailler pour les autres.
Je suis de plus optimiste. Il n’y a aucune raison pour que notre pays ne retrouve pas, comme le Danemark, le chemin du plein emploi. Nous sommes après tout aussi rationnels que les Danois. Nous avons simplement besoin d’hommes politiques qui aient du courage et les idées claires. C’est là que le bât blesse. Peut-être plus d’ailleurs par manque d’idées claires que de courage. La faiblesse et la mauvaise presse du libéralisme en France ne sont sûrement pas étrangères à ce fait. La bêtise a un coût économique.
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Sur le web.