Giuliano Luongo – Le 9 août 2011. La vague géante de migrants qui a emporté une Europe très mal préparée durant les révoltes du Printemps Arabe a révélé une série de graves problèmes de l’appareil décisionnel européen, et surtout le manque critique de confiance des gouvernements des États membres en un pilier fondamental de l’Union : le système Schengen.
L’Europe comme institution a montré encore une fois sa lenteur quand elle n’a pas levé le petit doigt au début des premières révoltes nord-africaines. De même, alors qu’un fort flux migratoire était prévisible, l’Union n’a pas pris les mesures nécessaires (comme l’organisation d’un réseau d’aide collective entre les Etats membres). A coté de ça, elle a laissé l’Italie seule gérer cette situation migratoire critique, en refusant les propositions de « distribution » des migrants sur le territoire communautaire. Les résultats n’ont pas tardé : l’Italie, pays historiquement incapable de gérer ses migrants même en situation non critique, n’avait ni les moyens ni les compétences pour les accueillir. Elle a pris la décision de donner des visas Schengen à tous les migrants désirant quitter l’Italie. Un parfait exemple de comment résoudre un problème en le donnant au voisin – notamment, la France. De son coté, le gouvernement Sarkozy a réagi avec une mesure restrictive forte : bloquer la frontière italienne et repousser les migrants, en invoquant l’illégitimité de ces visas. Cette crise a été résolue avec un sommet bilatéral le 21 avril dernier, quand Messieurs Sarkozy et Berlusconi ont proposé à l’Europe de réviser le système Schengen, avec l’introduction d’une norme pour la suspension du Traité, en cas de « nécessité extrême ».
L’Europe a répondu avec la faiblesse habituelle, M. Barroso défendant partiellement l’intouchabilité de Schengen, en considérant la possibilité de dérogations : il a donc donné la chance aux pays les plus fermés de pouvoir sortir d’un système « trop libéral ». Le 12 mai, le Danemark a déclaré la suspension de Schengen sur son territoire. Plusieurs autre pays membres émettent des doutes non seulement sur le traité mais aussi sur leur présence dans l’Union. Ce projet de « réforme » peut-il être vu comme un simple « ajustement nécessaire » ou est-il une remise en cause du pilier fondamental de la liberté de circulation ?
Il est très difficile de classifier cet ajustement comme nécessaire, car toute l’affaire a été construite sur une interprétation incorrecte du problème. On a vu l’UE qui n’a fait rien pour les migrants et ensuite l’Italie qui a abusé de son droit de donner des visas Schengen pour se libérer des migrants. Au contraire, après le sommet, Italie et France nous ont annoncé que Schengen est le problème lui-même qui doit être ajusté : c’est un argument captieux, car on va accuser un pilier communautaire et non le mauvais comportement d’un Etat membre – notamment, l’Italie, un pays où le gouvernement se maintient grâce aux xénophobes de la Ligue du Nord. La France aussi a appuyé cet ajustement car l’UMP veut tamponner l’hémorragie de votes qui se dirigent vers le Front National.
Cet ajustement est la concrétisation des tendances antilibérales des conservateurs italiens et français, qui ont trouvé dans la crise des migrants l’excuse pour promouvoir une mesure restrictive à l’encontre des libertés personnelles. Le sommet franco-italien a retourné la faute de la crise sur le système Schengen et son « idéologie », quand réellement il y a eu autres facteurs déterminants : l’incompétence italienne « activée » par l’immobilité bureaucratique et décisionnelle communautaire, le désintérêt des gouvernements européens qui ont délégué à l’Italie la question des migrants par peur de perdre leur consensus électoral s’ils offraient hospitalité aux migrants. Pour traiter la lenteur du système Europe, il faut réduire la bureaucratisation de Bruxelles qui, par son immobilisme, favorise les décisions privées des membres. Il faudrait avoir un système de sanctions plus rapide pour cibler qui va commettre des abus : il y a des ajustements nécessaires à faire, mais pas où le veulent les conservateurs.
Malheureusement, nous sommes devant un sentiment antilibéral qui imprègne l’Europe. La raison dérive du populisme de droite devenu le seul instrument d’acquisition du consensus pour une classe politique européenne qui n’a pas d’autres moyens pour obtenir des votes. L’incapacité de ces politiciens à répondre à la crise économique a ravivé ce phénomène de rejet, avec l’immigré, l’étranger qui deviennent objets de différents types de discrimination : il « nous vole le travail », il « met en péril notre sécurité et notre style de vie ». Sur ces positions, la droite réactionnaire a construit son succès, en déviant l’attention des citoyens des vrais problèmes socio-économiques.
Quelles pourront être les conséquences de cette crise ? La plus grave et la plus probable est qu’elle se manifeste comme une remise en cause générale des piliers portant la structure et l’idéologie de l’Union dans sa dimension libérale : une affaire d’autant plus grave si l’on pense qu’elle se déroule au moment où se manifestent de nombreuses ruptures économiques et financières de l’Union (menant elles aussi à une architecture toujours plus anti-libérale de l'Union). Au niveau international, cette crise se concrétise comme une sévère perte d’image pour l’Union, dans le cadre institutionnel et comme une importante démonstration de perte, supplémentaire, de cohésion politique et sociale.
Tout l’idéal de libre circulation de l’Union semble prêt à tomber, car ses membres et surtout ses fondateurs émettent des doutes importants concernant la survivance et la raison d’être de l’Union. Les partenaires internationaux ont le plaisir d’avoir confirmé tous leurs doutes sur la qualité des relations intra-européennes et surtout sur le possible futur de l’Europe, assez sombre.
Giuliano Luongo est un économiste de l’Université Federico II à Naples en Italie.