La scène se déroule au siège d’un journal français. Un journaliste fait le point avec un jeune stagiaire sur le départ, et récapitule avec lui les différents aspects du journalisme web.
- Il me reste une dernière ficelle du métier à t’apprendre : le sondage dont vous êtes le héros.
- De quoi s’agit-il ?
- Oh, c’est très simple. Tu poses une question aux lecteurs de ton site, sur une proposition de loi, sur une élection, sur les primaires socialistes … Tu laisses la question ouverte quelques heures, ou même plus, tu attends qu’un nombre un peu important d’internautes aient répondu, et tu publies le résultat !
- Mais … ce n’est absolument pas scientifique ! Pourquoi ne pas commander un vrai sondage ? Avec cette méthode l’échantillon n’est pas représentatif, ni …
- [Il le coupe] Oh ! Épargne-nous ce baratin appris à l’école. D’abord, tu as les crédits pour payer un vrai institut de sondage ? Non ? Bon. Ensuite, les gens s’en foutent. Ils veulent du participatif, de l’interactif. Ils adorent qu’on leur demande leur avis, et ils adorent encore plus regarder la course de chevaux, Hollande qui repasse en tête, Aubry derrière, Royal qui reprend l’avantage sur Montebourg … Crois-moi, le résultat et le titre effacent, au bout du compte, la manière d’y arriver !
- Mais comment faire pour être sûr d’avoir assez de votants ?
- Ce n’est pas bien compliqué. Il y a quelques trucs qui fonctionnent toujours, comme impliquer Ségolène Royal dedans. Évidemment, c’est plus facile pour une question sur le candidat de la gauche en 2012 que sur le vainqueur du mondial de foot … Quoi qu’il en soit, si on peut voter pour elle dans ton sondage, tu peux être certain que ses soutiens, les adhérents Désirs d’Avenir, vont rappliquer dans le quart d’heure pour voter en masse pour elle. Et ils feront circuler le lien vers ton sondage sur leurs listes de diffusion, leurs comptes Facebook, encore et encore et encore …A leur tour, les équipes Internet de ses concurrents socialistes seront alertées et iront faire de même pour contrer les premiers votes. Les uns et les autres vont utiliser des techniques pour revoter plusieurs fois. Et ton sondage va tourner, et le nombre de votants va augmenter, et il va sembler de plus en plus indispensable à tout les militants d’y participer ! Imagine l’effet en termes de fréquentation pour ton site. Un vrai cercle vertueux.
- Un vrai cercle absurde oui … Mais ce que tu dis là, tout le monde sait, alors pourquoi les militants et les candidats continuent de tomber dans le panneau ?
- Parce qu’ils sont attentifs à tous les signaux envoyés à l’égard de leur candidature, et qu’ils ne veulent à aucun prix perdre du terrain sur leurs concurrents, même pour un classement avec aussi peu de valeur.
- Mais les militants ne se disent jamais qu’ils pourraient utiliser leur temps de façon plus constructive ?
- Bof, cliquer et obtenir une victoire par 800 voix contre 600 voix, ça donne toujours le sentiment d’être actif et efficace. Tant que tu as la médaille au bout de l’effort … Et puis il faut dire la vérité, malgré tous les grands discours sur Internet et Obama, les campagnes politiques en ligne en restent encore à la préhistoire de ce que l’on pourrait faire. Et comme il faut bien occuper les militants, ça ou autre chose …
- C’est quand même étrange que des militants politiques aguerris, toujours prompts à critiquer les « vrais » sondages comme peu scientifiques voire truqués, accordent tant d’importance à des enquêtes aussi vaines !
- C’est même pire que ça : ceux qui passent leur temps à expliquer que les sondages mentent seront les premiers à colporter partout le résultat de ton sondage dont vous êtes le héros, s’il leur est favorable, alors même qu’il ne sera bien entendu représentatif que de leur seul activisme un brin obsessionnel ! De ton côté, ne fais pas non plus dans la dentelle : regarde par exemple ce sondage-dont-vous-êtes-le-héros proposé par Slate, qui se prétend même en filigrane plus scientifique qu’un sondage « normal » sur les candidats, en s’appuyant sur des bêtises de Terra Nova !
- Alors il ne faut pas prévenir clairement le lecteur que le sondage qu’on lui propose n’est qu’une sorte de jeu et n’a pas de valeur informative ?
- Est-ce que sur les machines à sous de fête foraine, il est écrit la chance exacte de gagner le gros lot ?
-Hum.
-Tiens, si tu passes nous revoir à l’occasion, fais-moi penser à ce que je t’explique un autre truc du même genre, l‘article sur les commentaires des internautes …
Romain Pigenel
Les autres rites de la politique, c’est ici.