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Suzanne DRACIUS (Martinique).

Par Ananda

LES DEUX L (extrait de « Rue Monte-au-Ciel »)

Monsieur aime des peaux plus noires, pour trancher sur sa peau à lui, plus blanche que les lavabos nouvellement importés de France par les Grands Établissements Denys Le Tirran achetés à prix d’or par Madame son épouse, installés « en grand paintingue » dans le cabinet de toilette du bas réservé à l’usage personnel de Monsieur — mais où il ne se lave jamais, baark ! baark ! baaark ! « Que de temps perdu ! Perversion féminine ! Tonnerre ! Vous perdez tout ça de temps à vous branler dans la salle d’eau, Euryale ? »

Monsieur hait son épouse bien née, mais raffole des peaux bien foncées (celles que l'on dit mal sorties, par ici, mais que Monsieur trouve bien assorties à la blancheur de sa peau), pour créer, avec sa peau à lui, blanche de blanche de baark de baark, un contraste qui le rend fou.

Espièglement, à scruter la trogne de Madame au réveil, avec sa peau précocement atteinte du syndrome de Mathusalem, la gamine s’est amusée à imaginer que toutes ces taches de vieillesse qui parsèment ces bouffissures se rassemblent soudain, pour n’en former qu’une : elle serait brune ! Madame serait « une femme de couleur » ! L’idée l’avait bien fait rire, mais le spectacle était à vomir.

Lorsque Léona eut fini de vomir son tchololo, sa patronne, son patron et les petits des patrons, bark ! rien que d’y penser, elle n’était pas bien vaillante. Lusinia en profita.

« Où est-il, mon deuxième Totor ?… Sainte Vierge, où diable est-il resté ? » s’interrogeait Léona en reprenant ses esprits, agenouillée sur le quai. « Il me semble qu’il y en avait deux. J’ai plongé, récupéré deux. Après, je suis remontée. J’ai eu le temps de me rhabiller de la tête aux pieds... Je me revois, oui... Mon linge de corps trempé, ma robe qui colle là-dessus, que j’ai du mal à l’enfiler... J’éternue, j’ai mal au cœur... Je me mets à rendre... Ensuite, j’étais si étourdie... Plus moyen de me souvenir... Dans une poche de mon tablier, peut-être ?… Je l’aurais déjà serrée ?… À quel moment ?… Mais non… Mais non, sacrée pistache ! »

Des deux Totors que Léona se rappelait avoir pêchés (elle les revoyait, or luisant au fond de la baie, elle se revoyait les prendre, elle, Léona, la plus vite, elle, la meilleure), il ne lui en restait plus qu’un. Elle avait beau se creuser, se fouiller, se frotter les yeux… Près d’elle, Lusinia, goguenarde. C’est ainsi qu’elle la reconnut : campée sur ses jambes musclées, ses jarrets bandés comme deux arcs.

Dans sa main droite, bien brillant, éblouissant comme ses grandes dents, rutilait le Totor manquant.

À travers l’eau de ses yeux, larmes et sel de mer mêlés, la piquant, l’empêchant de bien voir, Léona ne distingua que cela : ces rangées de dents éclaboussantes, éclatantes de blancheur hostile, cet or volé.

Incisives et canines carnassières disposées en ordre de bataille, Totor presque à sa portée, en un évident défi.

Lusinia semblait enragée. Sa bouche écumait : « Regarde ça ! Il est à moi, ce Totor. Je l’ai trouvé là, à terre. »

Mensonge, mensonge effronté. Lusinia ment comme elle respire. Son corps entier exsude la haine, la mauvaise foi et la hargne. Tout le monde sait qu’aucune pièce d’or ne traîne par terre, à Saint-Pierre ; que si les Totors en or se promenaient comme ça, tout seuls, sur le quai de Saint-Pierre, ça se saurait depuis marquis d’Antin ! Il n’y aurait pas tant de nègres va-nu-pieds et de négresses crève-la-faim !

L’or, il est dans les coffres des békés, dans les poches des touristes, et au gros cou de Madame, quand il ne dort pas dans son précieux coffret à bijoux de porcelaine, en forme de commode Louis XV, orné de la même héraldique fantasmatique que sa chevalière avec écu pachydermique… « Je sens que j’ai encore envie de vomir, rien que d’y penser, à Madame, bark !… Avec l’écu à mammouth !… Baârk de baâârk !… Il ne faut pas que je recommence à vomir… J’ai vu ce que ça m’a coûté ! » D’ailleurs elle a déjà rendu tout son maigre petit-déjeuner, le tchololo, le lait suri et la tête de pain rassis. Elle n’a plus rien à vomir. Plus que de la bile.

« À terre ! Moi-même qui l’a trouvé ! Qui c’est qui va dire le contraire, han ?… Han ! Qui c’est, han ? » osait aboyer Lusinia, carrée en une pose provocante.

Sans prendre la peine de répondre – en aurait-elle eu la force ? –, Léona esquisse un pauvre mouvement tout en fixant son trésor, hypnotisée par cet œil d’or luisant au soleil déjà haut.

Entre ses dents assassines, Lusinia éructait : « Allez !… Allez, viens, ma chérie ! Viens prendre ! Wopa ! Ma belle ! Allez, viens, je vais te donner... Y a tellement de temps que j’en crève d’envie ! »

Lusinia, sa meilleure amie, Lusinia, son alter ego, son double, même qu’elles étaient inséparables ! Même qu’on les appelait « L et L », ou « Elles » tout court. (Par ici, on aime les surnoms. Pour ces deux-là, surnom global : pas de Léona sans Lusinia. Du moins, jusqu’à nouvel ordre…)

Collée à elle comme une chiquette, elle la suivait tout partout comme un petit toutou... Lusinia, sa meilleure amie ! Enfin, son ex-meilleure amie !.. Lusinia, sa meilleure ennemie, qui depuis toujours l’imitait, l’admirait, l’adorait, la jalousait en secret. L’idolâtrait. L’adulait. La haïssait. L’applaudissait, la congratulait : « Yépa ! Enfin te voilà, Léona chère ! Y a un siècle que je suis là à t'attendre. » L’exécrait. La félicitait, divinisait, hissait sur un piédestal... La maudissait. La câlinait, la chérissait, portait aux nues... La vouait aux gémonies. Aimait se montrer avec elle, parader à ses côtés, aimait se glisser dans son ombre pour s’épanouir à son soleil, avec l’espérance secrète que quelques éclats des succès de Léona rejaillissent sur Lusinia, que l’aura de Léona, petite lionne, projette un peu de lumière sur Lusinia, la délétère, qui n’avait de brillant que les dents – et encore, à cause du contraste, parce qu’elle avait la peau noire comme hier au soir.

Elle lui avait dit, Léona, que, dans un livre de sa patronne, elle avait pris que son prénom à elle signifiait « Lionne ». Quel crime n’a-t-elle pas commis là ? Quelle idée aussi, de sortir ça à Lusinia, qui n’a pas encore réussi à retenir l’alphabet !

« Le lion ? Le roi des animaux ? gémit pensivement Lusinia. Ça tombe bien : tu es du signe du Lion, née le 15 août.

— Jour de l’Assomption... Placée sous le double signe de la Vierge et du Lion.

— Du beau monde... Normal : chez les grands, tout est grand ! Et moi, alors ? Et mon nom ? Il veut dire quoi ?

— Hum... Tout ce que je peux faire pour toi, ma chère, ça ne va pas te plaire...

— Mais si, vas-y !

— Hum... Je ne sais pas trop... Je pourrais à la rigueur le rapprocher d’un mot de grec, de vieux grec d’avant Jésus-Christ...

— Et qui dit quoi, ce vieux mot-là ?

— Tu y tiens ? Tu l’auras voulu. Le seul mot que je vois qui ressemble à Lusinia, c’est celui qui veut dire...

— Alors ? Quel suspense ! Assez faire ton intéressante ! C’est pas parce que toi, tu as ta Sainte Vierge et ton Lion, que moi je ne peux rien avoir...

— Le mot qui veut dire « destruction ». Alors ce n’est sûrement pas le bon. Je ne suis pas si savante, tu sais. Le grec, je ne l’ai pas vraiment appris. J’ai juste regardé, comme ça... Par curiosité…

— Alors, c’est tout ce que tu as à me retirer, Léona ? s’impatientait Lusinia.

— Et pis moi, tu sais, si on m’a appelée Léona, ce n’était pas à cause du roi des animaux. C’était seulement en hommage à mon grand-père Léonard, avait répondu Léona, trop modeste et trop charitable.

Toujours trop, elle est toujours trop, quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle dise. L’autre saute vivement sur l’occasion :

« Tchip ! Léonard ? Un nègre marron ! De la racaille ! Tu aurais pas pu trouver mieux ? Ma chère, il n’y a pas de quoi être fière… » jubile Lusinia, jouissant de cette condescendance inespérée.

Péniblement Léona réussit à se redresser, pantelante, chair palpitante comme un être qu'on vient de tuer. Toute dolente, elle tendit une main pour récupérer son Totor.

Lusinia n’attendait que cela : elle mordit dedans. La suite s’enchaîna d’elle-même. Riposte : hurle, griffe, déchiquette. Lacère. Triture au hasard, écrabouille du plat de sa main valide. « L » tire les cheveux, swit ! les oreilles, le nez, tire tout ce qui dépasse… Secoue comme un manguier, étrangle. « L » injurie, bombarde, boudoum ! Décapite. « Prends garde, je te tue ! »

Coups de poing, coups de pied, coups de tête, po ! Crève les yeux, « Isalope ! » Massacre. L’autre « L » l’écartèle. Catapulte. Décime, extermine, « Sale vermine !… » Tape, wabap ! Aveugle, éblouit : couteau jailli d’on ne sait où, éclair de lame éblouissante perforant l’air. Saigne, frappe, égorge. « Elles » roulent à terre, bloukoutoum, blo ! Rougeoie une pléiade d’étoiles en plein soleil. Tournoient les innombrables vaisseaux, à quai dans le mouillage de Saint-Pierre, — jamais si nombreux qu’aujourd’hui, ce jour-là n’est pas comme les autres, a le temps de présager Léona, en un éclair. Tourbillonnent les hauts mats, les vergues, les grands corps qui chargent et déchargent, dans un jaillissement d’odeurs fortes, de sueur, de sucre et de sang, de rhum, de bois de teinture, de cacao, de vin d’orange, en une tornade d’indigo, de manioc et de peaux mêlées. De l’amitié meurt tout souvenir. De la félonne se consomme le crime ; de l’ananas en conserve, Léona a le cœur révulsé. La nausée la déstabilise, elle vomit sur la noirceur de l’ex-amie.

Une gerbe de senteurs plus piquantes lui fait reprendre ses esprits, puis une agression cauchemardesque de pieds nus et de souliers, un étourdissement de mollets, de criailleries : « Isalé ! » Les gens aiment voir deux filles se battre. Un attroupement s’est formé : « Un combat ! Dé L ka goumen ! » Les deux L se volent dans les plumes. Nul ne tente de les séparer ; au contraire, les cris les excitent. L’orgueil galvanise Léona.

Se dégager, se relever, mim ! « Ha, tu vas voir ! Yich manbans ! Je vais t’apprendre, enfant de garce ! » Frapper aussi ; frapper plus fort : pim ! Plim ! Bo !… Perd le souffle, titube, chwa ! S’écroule.

Couronnant Lusinia, altière, sa longue silhouette se découpant sur l’azur d’un bleu intense, un haut panache de vapeur s’élève tout droit, triomphal.

Sa « meilleure amie » la piétine, la désarticule, l’assomme… Léona se relève, puis perd pied. Elle s’affaisse. L’autre « L » l’achève presque.


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