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Les cafés littéraires, aujourdhui.

Par Qris @Qrisimon

Big Sur, Californie, Route One, 2011.

Notre jeep de location zigzague le long de la côte contre un relief de montagnes chaparral. De la vitre fermée, je remarque une enfilade d’échalas, au diamètre imposant et à l’écorce gercée que les Californiens appellent communément “redwoods”. Je suis fascinée autant par les falaises plongeant à pic dans le Pacifique que par ces larges troncs écorchés vifs que je suis du regard jusqu’à la cime. Majestueux, dressés au-dessus de nos têtes comme les piliers d’une cathédrale ni romane ni gothique, ils laissent pénétrer à travers leurs branches courtes et touffues les rayons d’un soleil brûlant.

L’écorce rougeâtre et lacérée donne l’impression qu’une peau leur fait défaut et qu’au fil des siècles, chaque arbre a continué de grandir ; chacun puisant de l’intérieur sa force et son courage pour atteindre cette inimaginable largeur et vertigineuse hauteur.

Arrivées à notre point de chute, mon amie Margaret et moi, descendons dans la cabane, que nous avons louée, et tandis que nous foulons le lit de branches mortes et d’épines entre les troncs à vif, le mot scientifique surgit : sequoia.   

À l’intérieur, la lumière de fin d’après-midi rampe par les fenêtres et tombe sur le dessus de lit puis sur une partie du plancher comme un couperet d’or.

Sequoia.

Le mot révélé ; la photo en couleur d’un livre français de géographie m’apparaît. Vingt personnes se tenaient la main, têtes et corps appuyés sur le tronc et formaient une ronde, afin d’en souligner l’étonnant diamètre…

Sequoia. Le mot me poursuit avec son lot d’images, d’odeurs et de sons.

Je sors de la cabane, approche un des troncs, propose à mon amie, Margaret, de me prendre en photo et remets à plus tard la vérification dans le dictionnaire de l’exactitude de cette révélation : sequoia et “redwood” noment le même arbre.

Ma première nuit dans une forêt de séquoias m’emporte dans un sommeil profond et ténébreux, au silence quasi religieux, dans lequel le petit torrent derrière notre cabane se fraie sans relâche une voie de cristal.

Matin brumeux. Séquoias fantomatiques. Cris de corbeaux. Entre les troncs lacérés, de géantes fougères battent au vent glacial. La cabane sévèrement ombragée nous fait l’effet d’une chambre froide. Il fait au moins 15 degrés Celsius de moins que sur la côte Est que nous avons quittée la veille. En quelques minutes nous nous habillons et sautons dans la jeep. Direction la bibliothèque (Henry Miller Library Memorial) où nous espérons lire nos mails, les points de connections téléphoniques et Wi-Fi étant rares et aléatoires dans la région.

Après une quinzaine de minutes de route dans un brouillard de plus en plus épais, nous garons la jeep sur le parking de la bibliothèque ; et, ipad sous le bras et sans appareils photos, nous poussons le portail de bois (vous trouverezdes photos du lieu sur le site de la bibliothèque. L’ipad étant nouveau pour nous, nous n’avons même pas eu la présence d’esprit d’utiliser sa fonction photo !)

La bibliothèque tient dans une large maison en bois non chauffée, ouverte sur une terrasse. À l’intérieur, un homme de 30 ans, en bonnet de laine, lit derrière un comptoir. Des tables offrent des livres ouverts sur la vie et l’œuvre d’Henry Miller et d’écrivains amis, ou pas, de sa génération. Les murs affichent des photos de l’écrivain jeune, l’écrivain mature, l’écrivain vieux.

Margaret s’installe à une table sur la terrasse, se connecte tandis que je nous sers deux cafés gratuits tout en admirant un gros chat gris aux longs poils, dormant entre le dos d’une chaise et celui d’une jeune femme courbée sur son ordinateur, vêtue d’une chemise à large carreaux, d’une écharpe et de tongs. Je frissonne dans mon polo et, dans l’espoir de me réchauffer, je fais le tour de la maison tasse fumante à la main.

Sur les murs extérieurs, d’autres photos de l’écrivain, ses amis et deux enfants blonds, un garçon et une fille d’une dizaine d’années, halés et sublimes qui ne font qu’un avec le paysage et la lumière dorée. Je m’étonne, m’interroge, lis la légende. Ce sont les enfants qu’Henry Miller a eu avec sa quatrième femme, ici, à Big Sur où il s’est installé dans les années 40 après de longues années passées à Paris, quand Paris était la Littérature. Miller papa ? Une image de lui qui ne vient pas de suite à l’esprit. Pourtant, pendant une quinzaine d’année, Miller et sa quatrième femme ont vécu sur cette côte avec leurs enfants, puis il a rencontré sa cinquièmefemme… Cette information me donne envie d’en savoir plus sur ses enfants, Tony et Valentine Miller, je vous laisse les “googler” à votre tour…

Je me demande aussitôt quel rapport ou lien on peut tisser entre le Paris des années 30 et le Big Sur des années 40. Miller s’est installé en Californie à l’âge de 51 ans. Sur quelles bases l’écrivain des villes (Miller est né et a grandi à New York) a tenté une vie sur une côte extrêmement sauvage, hostile et isolée du monde avec une seule route encore qui y mène en 2011 ?

Dans les toilettes, je découvre d’autres photos dont une d’Henry Miller, vieillard assis. Debout, derrière lui, une femme de 30 ans l’étreint avec tendresse et fixe l’objectif. Tous deux regardent le photographe avec complicité. J‘ai l’impression qu’ils me regardent et me connaissent. Cela crée une intimité inattendue. Je me dis que l’homme aimait les femmes et que les femmes aimaient l’homme. Miller a un regard gai, heureux. Il semble extrêmement vivant. La jeune femme a conscience de sa beauté, de l’effet de sa jeunesse sur le vieillard ou sur le photographe. Je me demande quelle relation le photographe avait avec chacun d’eux. Était-il un ami de Miller ? Un ami de cette femme ? Cette femme était-elle la femme du photographe ? Je me demande de quellenature était leur relation… La légende ne le dit pas. À ce point précis, le champ littéraire s’ouvre…

Quand je reviens des toilettes, Margaret me tend l’ipad et engage la conversation avec une jeune femme. Elle se marie demain, ici même. La cérémonie, le dîner et la fête se dérouleront dans le spacieux jardin boisé de la bibliothèque. Je tape SEQUOIA dans la fenêtre de recherche. De l’autre côté de la terrasse, Margaret caresse le chat aux longs poils, demande si c’est un Maine coon. La jeune femme, qui a abandonné la chaise et son ordinateur, lui répond du comptoir. Non, c’est un chat des forêts norvégiennes. Des troncs gigantesques à l’écorce rougeâtre et déchiquetée apparaissent sur mon écran… Je contemple le jardin embrumé : troncs gigantesques à l’écorce rougeâtre et déchiquetée… Je ressens une troublante synchronisation entre mon écriture et ma vie, mon environnement virtuel et réel se répondent. Étymologie : de Sequoyah, nom d’un Indien Cherokee qui a inventé l’alphabet Cherokee.

La brume se dissipe lentement autour de moi. Je me connecte sur mon compte iTunes, le nombre journalier des téléchargements de mon premier e-book s’affiche.Je me dis que Miller aurait apprécié les outils dont bénéficient les auteurs en 2011, qu’une bibliothèque personnelle comme l’ipad ou un lieu dédié à Henry Miller valent autant que les cafés et salons du Paris littéraire des années 30, sinon plus. L’Henry Miller Memorial Library me permet de me connecter d’un ipad ou d’un ordinateur à toutes les bibliothèques et communautés littéraires du monde, de twitter et de raconter, d’être ici et ailleurs… Mais, elle fait plus encore, elle me plonge dans la vie et l’oeuvre d’un auteur, d’une époque ; m’invite à la lecture, à l’échange et à l’écriture autour d’un thé ou d’un café. Au fond, elle me propose de repenser le rapport entre écrivains et littérature, écrivains et environnement.

Je n’ai pas rencontré la majorité des écrivains contemporains que je connais dans les cafés, mais sur le net, via les groupes d’écritures et les réseaux sociaux. La bibliothèque d’Henry Miller prolonge cet espace virtuel de rencontres littéraires et propose un modèle en synchronisant réalité et virtualité des êtres et des choses. En moins de deux heures, j’ai revisité l’époque de Miller et des écrivains de sa génération, médité sur sa vie et sur sa relation à l’écriture et la littérature, me conduisant à réfléchir aux miennes ; j’ai appris que Big Sur avait été habité par la tribu des indiens Esselen ; j’ai amorcé la genèse de ce texte autour d’un café, bavardé avec les gens qui forment la communauté de Big Sur ; et finalement, j’ai appris que Lili, 12 ans, le chat de Margaret, n’est pas un Maine coon comme on le croyait, mais un Chat des forêts norvégiennes. La connaissance possède de multiples canaux, créés par le hasard de la vie et cultivés en fonction du degré de curiosité des êtres, un lieu comme ici en est un.

À l’ombre brumeuse des séquoias californiens sur la terrasse, je contemple leurs troncs. L’aspect écorché vif suggère une vulnérabilité qui m’émeut. Comme un séquoia, je dois cultiver un état permanent de vulnérabilité, de porosité envers le monde qui m’entoure et, comme lui, je m’efforce de grandir de l’intérieur avec toute la force et le courage que je puise au jour le jour...

   Je ne sais pas si je relirai les livres d’Henry Miller que j’ai déjà lus ou si je lirai ceux que je n’ai jamais lus, pourtant je suis curieuse de vérifier si son univers littéraire me séduirait encore aujourd’hui… Cette petite bibliothèque dédiée à sa mémoire est magique, bien que Miller n’y ait jamais vécu. Elle appartenait à un de ses amis. Miller y venait en ami, c’est en amie que je la quitte avec cette pensée en tête : les réseaux sociaux comme Twitter pourraient bien être l’équivalent des cafés littéraires d’antan et, ce genre de bibliothèques, des temples où la littérature et la vie, le virtuel et le réel, ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas encore ne font plus qu’un.

Cet après-midi, nous foulerons les étroits chemins le long des falaises escarpées d’où nous contemplerons les escadrons de pélicans remonter vers le nord, l’otarie nager avec bonheur, les hirondelles raser les coquelicots orange vif dont les pétales vibrent sous les rayons tranchants. Et je continuerai d’écrire...

Pour en savoir plus et connaître les activités de la bibliothèque :

http://www.henrymiller.org/index.html

http://blog.henrymiller.org/

Pour découvrir les livres de Chris Simon :

http://www.edkiro.fr/le-baiser-de-la-mouche/

http://itunes.apple.com/fr/book/id438885363?mt=11


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