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Une nouvelle de Ronny RENGASAMY (Île Maurice).

Par Ananda

Au nom du père

Deux corbillards.

Deux cercueils.

Deux bouquets.

Deux tombes sous le tamarinier.

Bizarrement, au lieu d’une double douleur, un soulagement. Retour à la maison de personne, le front à la vitre. Vide… vide comme elle, comme cette maison-là. Défilé d’images familières sous une lumière bientôt crépusculaire. Désobéissance de l’esprit. Errements des pensées. Anesthésie des sens. Beauté étrange et obscure de toutes choses. Indifférence totale. Détachement. Presque aliénation.

Je suis comme dans une de ces boules de verre enfermant Paris, Londres, Moscou ou New York. Dans une de ces boules de verre que l’on a fortement agitée... je regarde retomber les flocons invisibles, hypnotisé par leur imperceptible mouvement en zigzag.

Presque arrivé. La voiture peine à grimper la pente. La ruelle est bondée, mais ça ne durera pas car on embarque les derniers meubles et on me dit au revoir. Au revoir.

A l’intérieur, quelques babioles délaissées, de vieux livres et journaux, et la poussière dessinant l’emplacement du mobilier indiquent qu’il y avait eu une vie ici. Même les rideaux sont partis et la grande fenêtre recueille les lueurs orangées en des faisceaux quasiment horizontaux. Les murs et le carrelage clairs magnifient le vide.

Je n’avais gardé qu’une bouteille de scotch, un blouson en cuir marron, un béret à carreaux et le solde d’un compte en banque qui a presque suffi aux obsèques.

Dans l’éparpillement de livres je retrouve un carnet relié avec de la peau, entre ses pages jaunies gisent quelques dates et la belle écriture de mon grand-père. Il me l’avait montré deux mois de cela, lors de notre dernière conversation. Je vérifie que tout est bien verrouillé et je me mets un peu plus haut, sur le petit sentier qui mène à la Citadelle au sommet de la colline. Je m’assois dans l’herbe sèche qui m’arrive maintenant aux épaules et aux narines.

Et dire qu’il y a quatre jours encore, deux hommes vivaient là… vivaient, c’est beaucoup dire, mais à coté de ce néant même l’ersatz de survivance qui se déroulait ici était plus lumineux. Tout cela me déprime, la maison, la petite pelouse, la bibliothèque religieuse qui s’est emparé de la plaine de nos chasses aux papillons, tarmac de nos cerfs-volants, et de la petite marre de têtards qui repose maintenant sous le gigantesque dôme… et Port-Louis et ses bâtiments ingrats, jungle de béton, qui commence à se festonner de petites lumières…

La chaine de montagnes qui entoure la ville comme un écrin n’en est pas un, c’est une prison, avec des murs de 700m de haut, ma prison, elle ne laisse que deux petites entrées aux extrémités nord et sud de la ville, sinon, le port où un cargo prend la mer derrière les portiques et ce ciel de plus en plus sombre. Le scotch enflamme mes boyaux vides. Au moins là je ressens quelque chose.

Le marque page est resté au même passage depuis notre conversation,

‘18 juillet 1946, Mer Morte.

C’est vrai que l’on y flotte, incroyable ! Et c’est vrai qu’elle est très, très salée ! Ça fait deux mois déjà que j’ai quitté ces foutues casernes, il faudrait vraiment penser à rentrer. En arrivant j’ai rencontré une vieille qui m’a lu les lignes de la main pour une pièce que j’allais de toute façon lui donner. Elle a dit que mes parents ont fait un pacte avec le malin pour avoir un enfant, moi, elle a dit qu’à trente ans je serai frappé par la malédiction et que ce serait ainsi pour tous les premiers nés males de ma descendance. Elle a dit que seule de la neige recueillie sous l’équateur, à l’endroit ou l’on est le plus proche de la lune, pourrait vaincre le sort. Vieille folle va ! Comme si il pouvait neiger sous l’équateur, et en plus, j’ai déjà trente ans !’

Il le disait souvent, quand quelqu’un était atteint d’une maladie incurable, quand ma grand-mère se lamentait des frasques de mon père ou quand celui-ci injuriait à haute voix l’ombre des oiseaux dans la plaine, il disait qu’il faudrait qu’il neige sous l’équateur pour que cela change et juste après, il éclatait de rire. Il était très cultivé et d’un naturel curieux et jovial, mais il est devenu blême quand je lui ai dit qu’un tel endroit existait… il m’a alors raconté l’histoire de la dame de la mer morte, et m’a demandé de faire des recherches, et d’y aller.

-   Pour ton père et toi ! a-t-il encore dit sur son lit de mort.

-   Mon père il est déjà fou et moi je sais me débrouiller.

Peut-être que… peut-être que si j’y étais allé… et puis merde !

Il y a un vieux qui pousse une bicyclette noire au pied de la colline, son front dégarni et luisant de sueur renvoie les lumières jaunes des réverbères chaque vingtaine de mètres. On est juste au moment où il est impossible de dire s’il fait jour ou nuit, sur un fil difficile à situer, entre mauve et orange doré, un no time’s sky où seule une étoile brille et une fine pellicule de lumière s’agrippe farouchement aux choses et aux êtres, jusqu’aux ailes des corbeaux qui rentrent en bande en croassant gravement… l’instant du légendaire rayon vert, là où les porte-voix des minarets lancent l’avant dernier appel à la prière,

-   Allahu Akbar… Allahu Akbar !

Alors résonne dans cet amphithéâtre naturel une symphonie céleste, une sérénade divine, à voix désynchronisées, amplifiées au gré du vent. Oui. Dieu est grand. Et ses louanges sont réfléchies par la pierre dépouillée, et ces voix qui s’apparentent à des lamentations s’égarent dans le ciel et se perdent dans la mer.

Tout conspire à la solennité.

Le vieil homme s’approche. Il a la chemise déboutonnée jusqu’au ventre, il s’arrête au portail, sort son mouchoir et appel mon père… je lui fais signe, il me reconnait et s’excuse d’être en retard pour les funérailles, il dit qu’il était à la campagne et qu’il est rentré dès qu’il a su.

-   Tu es le petit fils de Dédé, il est où ton père ?

-   Mort.

-   Je parle de ton père pas de ton grand-père…

-   Il est mort aussi je vous dis, crise cardiaque, hier.

Le vieil homme me demande d’arrêter de plaisanter mais il se rend vite à l’évidence. Je lui passe le scotch et il s’assied à coté de moi.

-   Je suis Yves, un très bon ami de Dédé… mes parents travaillaient chez ses parents, on a grandi ensemble.

-   Je me rappelle de vous.

Il s’envoie une autre rasade.

-   Bein dis donc, t’as des goûts de luxe toi, comme ton grand-père !

-   C’est sa bouteille.

-   A la sienne alors.

On la fini. A la sienne. Et puis une autre, du rhum très corsé cette fois, dans la case en tôle de Ton Yves, sur le versant est de la colline. Après avoir entamé une troisième je m’affale sur le divan. Mon haleine éthylique éloigne les mauvais rêves et les insomnies.

Le lendemain matin, au chant du coq et autres piaillements de volatiles, je me réveille en grande forme malgré les excès de la veille. Je prends quelque secondes pour réaliser où je suis et je sors voir cet endroit que je n’ai pu repérer dans le noir. On ne dirait pas que l’on est si proche du centre-ville. Un gigantesque banian trône sur une grande cour clôturée par un mur en pierre, il abrite mille oiseaux et de ses grands bras console la vieille maison coloniale, abandonnée. Il l’aime toujours. Bien que le temps et les cyclones aient ravagé sa beauté, ils n’ont fait que les rapprocher. Il la caresse tendrement, l’effleure de ses branches, l’enlace de ses racines aériennes et elle se love de plus en plus contre lui, décrépite mais tellement majestueuse sous ses combles de bardeaux pourris. Autour d’elle courent de petites allées de pierres taillées, aux détours desquelles l’on s’attend à voir une dame en robe de bal, ombrelle de dentelle à la main. Sa grande varangue en marbre blanc et noir a vu la victoire des saisons, échec et mat. La main courante en fer forgé tient toujours, elle, quoiqu’un peu déhanchée et brodée de lianes aux petites fleurs roses.

Le reste de la cour est un foisonnement d’arbres fruitiers, de fleurs, de fougères qui pendent un peu partout, d’animaux. Et derrière la case de Ton Yves, au coin nord-est de la cour, l’enclos des plus illustres locataires des lieux, un couple de tortues géantes encore plus ridées que mon hôte.

Le temps n’a plus cours ici, c’est une évidence. Passé le portail en tringles, la clameur de la ville s’incline, elle laisse place à la mélancolie du bois usé, et vos pas, vos gestes, et vos regards se trouvent soudain empreints d’une tendresse nostalgique.

Mon hôte m’apprend qu’elle appartenait à mon grand-père et qu’il l’avait perdu au jeu. Il est dans l’embrasure de sa case et me tend un gobelet fumant, en aluminium ; du thé sans lait et sans sucre. Je tire une belle grimace,

-   Après cela plus rien de la journée ne peut te sembler amer, dit-il en éclatant de rire.

J’acquiesce.

-   On y va ?

Le ciel, les profondeurs du port et le basalte des pics escarpés se défient en bleu. Le dôme en cuivre est un deuxième soleil et les herbes sèches sont de l’or. Il y a même quelques papillons. Les premiers rayons enjambent les murs de la bibliothèque et viennent éclabousser la petite pelouse et les fenêtres à nus. Nous nous hâtons de dévaler la petite ruelle pour rejoindre le bus qui, avec nous, n’est plus vide et les rues perpendiculaires de Port-Louis  me remettent les idées au carré. J’ai un nouvel ami.

On descend juste devant le grand portail.

-   On va préparer un bon ragout de tripes.

Le vieil homme me donne un couteau et quelques oignons et tomates et un petit verre à fleurs avec du rhum jusqu’au bord. Il se met à l’aise et découpe les tripes de bœuf en carrés de trois centimètres, une tige au coin des lèvres. Quelques passants nous regardent d’un air effaré de par-dessus le muret de pierre. J’observe la réaction de mon ami. Aucune. Son short me révèle qu’il a la peau clair, d’origine du moins, mais maintenant toutes les parties habituellement exposées se sont tannées et ont viré à un brun doré. Les sillons autour de ses yeux s’accentuent quand la fumée remonte le long de sa joue creuse.

-   C’est de la bonne, me dit-il dans une toux enjouée.

Sous le tamarinier, le bois crépite entre les blocs de pierre et les effluves s’élèvent telle une prière, lourde et bleue. Ton Yves jette le tout dans la petite marmite, rempli encore deux petits verres à fleurs qu’il dépose à même la terre, puis il lève le sien en me regardant dans les yeux,

-   Bon anniversaire mon p’tit, même si c’est un peu en retard !


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