Ma
mère, concentrée sur sa conduite, hésite.
Elle
s'arrête au feu.
S'engage
sur la gauche en direction de Romancourt.
Elle
s'arrête de nouveau.
Marche-arrière.
Recule
d'un mètre et se résout à prendre la route sur
la droite qui mène vers Sainte-Lucille.
Je
sens ma mère faiblir. A
l'arrière du véhicule, je
peux distinguer par le reflet du rétroviseur, le pincement de
ses lèvres.
Puis, je regarde, à travers la vitre, le paysage nocturne qui défile sous les phares de la voiture. L'absence de vie autour de nous, l'obscurité compacte qui nous encercle, au milieu des champs, la petite route de campagne se transforme en décor de cinéma. Tant les éléments paraissent ombreux et travaillés, nous nous croyons acteurs d'un vieux film d'épouvante. Notre inquiétude, notre effroi augmentent au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans cet espace sans fin. Nous perdons peu à peu nos repères. Oui. Nos repères.
Alors que notre chemin se poursuit, la voiture ralentie afin de s'engager confortablement dans un virage. Soudainement, les feux de la voiture éclairent une forme vivante, qui nous regarde fixement, postée sur le bord de la route. Les pleins phares éblouissants, telle une poursuite braquée sur elle, la chouette au regard épouvanté et dur apparaît comme une vision d'horreur réussie d'un train fantôme. Ma soeur pousse un cri de terreur alors que ma mère essaye de garder le contrôle du véhicule. La chouette, monstre rapace, fixe la voiture, qui passe doucement à côté d'elle. Son cou plumeux se tord pour ne pas perdre une seconde de la scène. Elle nous suit, sournoisement, calme. Reine de la nuit, porteuse de mauvaise augure qui veille sur nos âmes perdues et malheureuses. Bec narquois de nous voir si effrayés. Cet évènement qui a bien failli se terminer en petit accident, ne rassure personne dans la voiture. Notre tension s'imprègne de plus en plus et notre angoisse évolue. Ma mère, continue à regarder l'auteur de son effroi. Elle effectue des allers et retours entre le rétroviseur et la route pour ne pas perdre un instant de sa vision.
En fixant le plus longtemps possible la chouette, objet de sa peur, elle se persuade de la véracité de la situation. Elle se persuade que cette chose effroyablement vivante n'est autre qu'une chouette lapone, hideuse et innocente.
- Maman,
si tu veux on peut aller chez Samuel...
- Il
est 5h00 du matin Joséphine...
- Et
alors ?
- Non,
il est 5h00 du matin...
- Mais
ce n'est pas grave...
- J'ai
dis non, Joséphine.
Je m'avance alors, accoudé sur les deux sièges. Nos trois visages alignés dans une interrogation collective.
- On va où Maman ?
- Je ne sais pas Théo... Joséphine prend mon porte-feuille dans le sac...
- Oui...
- Regarde s'il y a bien la carte.
Ma soeur s'exécute.
- Non, maman, elle n'y est pas.
- Merde.
- Elle est où ?
- C'est ton père qui l'a prise ce matin, pour aller à la banque.
- Qu'est-ce qu'on fait ?
Ma mère s'arrête sur le côté. Elle prend soin de mettre les feux de détresse. Elle pose son front sur le volant. Un cri de désespoir se déchire. Ma soeur et moi nous blottissons contre elle. Nous pleurons ensemble. Nous nous donnons l'amour. Pendant presque une heure nous restons ainsi. Perdus dans les bras des uns des autres. A nous interroger. A essayer de comprendre ce qu'il nous faut faire. Nous savons que notre vie ne peut plus continuer ainsi. On se donne la force de nous battre. De continuer à résister.
Quand le calme revient. Ma mère redémarre la voiture.
Le jour commence à se lever. Le premier rayon du soleil pointe son feu rosé.
Dans le calme et la fatigue. Nous retournons où nous nous sommes enfuis.
