La société française ne rebat presque pas les cartes individuellement mais promeut les hommes par groupes en faisant disparaître les emplois les moins qualifiés. Autrement dit, on assiste à une forte mobilité sociale intergénérationnelle essentiellement grâce au progrès technique, à la croissance et à la mondialisation.
Par Fabrice Descamps

Rappelons d’abord la différence entre mobilité nette et mobilité structurelle.
Admettons que la société soit grossièrement divisée en trois classes sociales, les ouvriers, les cadres moyens et les cadres supérieurs. Supposons ensuite que, sous l’influence d’un changement technique majeur, les ouvriers soient tous remplacés, en une génération, par des robots. La classe ouvrière disparaîtrait alors et on assisterait à une mobilité massive des enfants de la classe ouvrière vers la catégorie des cadres moyens et supérieurs. Semblable mobilité, due aux évolutions de la production, est appelée mobilité structurelle.
Admettons inversement que le progrès technique, donc la mobilité structurelle aussi s’arrêtent et que l’on constate néanmoins encore des passages d’une catégorie sociale à l’autre. La différence entre le nombre de montées et de descentes dans l’échelle sociale sera alors appelée la mobilité nette.
La mobilité structurelle est très variable d’une période à une autre car elle est extrêmement sensible aux changements techniques et aux augmentations de la productivité. Elle fut énorme à l’époque des Trente Glorieuses et atones pendant les Trente Piteuses. Il semble néanmoins qu’elle soit désormais repartie à la hausse depuis les changements induis par l’explosion des nouvelles techniques de l’information et de la communication au tournant du siècle et par les efforts colossaux des États les plus développés pour massifier leurs systèmes éducatifs secondaires et supérieurs.
La mobilité nette, en revanche, est très stable et basse puisque, comme le soulignait Raymond Boudon dans L’Inégalité des chances, elle reste la même depuis 1850 en France, soit quasiment depuis qu’on dispose de chiffres pour la calculer.
Autrement dit, on assiste à une forte mobilité sociale intergénérationnelle essentiellement grâce à la mobilité structurelle et rarement grâce à la mobilité nette. La société ne rebat presque pas les cartes individuellement mais promeut les hommes par groupes en faisant disparaître les emplois les moins qualifiés.
Vouloir nous couper de la mondialisation et donc de la nécessité de supprimer des emplois moins qualifiés pour en créer de plus qualifiés revient alors, n’en déplaise à la gauche anti-mondialiste, à casser le principal outil de notre promotion sociale. La politique protectionniste voulue par une grande partie de la gauche et par certaines forces de la droite nationaliste aura ainsi l’effet contraire de celui recherché habituellement par la gauche et maintiendra les pauvres dans leur pauvreté.
À ceux qui me répondent que la mondialisation sacrifie aussi des emplois occupés par des personnes incapables de se reconvertir dans les métiers qualifiés de demain, je dirai a) qu’il faut donc impérativement accroître nos efforts pour augmenter le niveau de formation et l’adaptabilité de nos jeunes, b) que l’augmentation de la richesse nationale solvabilisera la demande de services à la personne ne nécessitant pas une énorme formation initiale.
On entend souvent dire en France que l’ascenseur social est en panne. C’est au fond curieux parce que, si l’on se base uniquement sur la mobilité nette, on aurait dû en conclure qu’il est en panne depuis au moins 150 ans. On devrait donc en déduire que la mobilité structurelle est seule à l’origine de notre sentiment que l’ascenseur monte quand elle augmente et qu’il s’arrête quand elle stagne.
Or, quand on y réfléchit bien, c’est tout aussi curieux. Car, si la mobilité nette est aussi basse que Boudon le dit, alors certes la mobilité structurelle nous permet de nous enrichir tout en exerçant des métiers plus intéressants, mais elle ne change pas les « oppositions de classes », pour utiliser volontairement un vocabulaire à connotation marxiste. Autrement dit, les plus pauvres d’entre nous voient leurs revenus grimper avec leurs qualifications mais ils restent pour la grande majorité d’entre eux en bas de l’échelle sociale et les catégories intermédiaires sont même rattrapées par les plus pauvres.
Plus curieux encore, cela est resté également vrai pendant toutes les Trente Glorieuses : la mobilité structurelle était très forte mais les écarts de revenus et donc les « distinctions de classes » se maintenaient à cause d’une surévaluation des écarts de diplômes, comme en témoigne le rapport inter-décile [1] français à la veille de mai 68 et des accords de Grenelle, un des plus élevés des pays de l’OCDE alors. Or personne à cette époque ne prétendait que l’ascenseur social était en panne. Comment cela se peut-il ?
Rappelons-nous qu’en ce temps-là, le Parti communiste était à plus de 25% aux élections et que le marxisme avait le vent en poupe. Comment les gens faisaient-ils pour être optimistes et ne pas se rendre compte de l’immobilisme de la société dans laquelle ils vivaient?
Inversement, aujourd’hui la mobilité structurelle remonte puisque 41% des jeunes de notre pays ont désormais un diplôme du supérieur sans que cette massification de l’Université ne fasse baisser le gain en revenu que ce diplôme leur apporte, soit 50% par rapport aux revenus d’un bachelier depuis 1998. On assiste bel et bien à la promotion d’un groupe générationnel entier. Pourtant nous persistons à éprouver le sentiment que l’ascenseur social est en panne. Pourquoi?
Si nous voulons trouver une explication à tous ces sentiments contradictoires, elle doit être commune à tous et permettre de comprendre la disparité de nos réactions en fonction du contexte.
Je vais donc poser plusieurs hypothèses qui demanderont à être vérifiées.
a) Lorsque la croissance est forte pour tous, comme pendant les Trente Glorieuses, nous sommes relativement indifférents aux inégalités sociales, même si elles se creusent, du moment que nos revenus augmentent tous. Notre compte en banque qui grossit nous console largement du sentiment d’injustice que les inégalités sociales pourraient alimenter.
b) Lorsque la croissance ralentit, nous sommes alors plus attentifs aux inégalités de répartition de cette croissance – comme pendant les événements de mai 68 qui aboutiront aux accords de Grenelle. Notre compte en banque ne nous console plus et notre sentiment d’injustice revient.
c) La mobilité structurelle ne modifie pas fondamentalement les « rapports de classes » et seule une augmentation durable de la mobilité nette pourrait durablement calmer notre soif de justice sociale car une mobilité nette élevée serait la marque d’une société réellement méritocratique.
d) Lorsque la croissance est faible, nous prenons conscience que la mobilité nette est également faible et l’oublions aussitôt que la croissance redevient forte. C’est la faiblesse de la mobilité nette qui nous pousse alors à parler d’un « ascenseur social en panne » même en période de forte mobilité structurelle – comme présentement. Bref, la croissance masque la stabilité de la mobilité nette en la rendant indifférente et le manque de croissance la révèle au contraire en la rendant insupportable [2].
e) L’extrême gauche et l’extrême droite exploitent cette frustration pour augmenter leurs scores électoraux en période de faible croissance. L’intolérance aux inégalités est leur fonds de commerce : inégalités de traitement entre « riches et pauvres » ou entre « autochtones et étrangers ». Or, pour reprendre notre hypothèse b), c’est bien le manque de croissance qui alimente cette intolérance.
f) Les partisans de la décroissance font le jeu des forces extrémistes, si l’hypothèse e) s’avère exacte.
g) Les hypothèses d) et e) expliqueraient aussi pourquoi des pays prospères mais avec une croissance moindre que dans les années 1950-1960 sont touchés par des vagues xénophobes, comme la Suisse, les Pays-Bas ou le Danemark. L’absence de chômage n’y encourage pas la démagogie « anti-riches » mais la croissance faible y exacerbe néanmoins l’intolérance aux inégalités de traitement, réelles ou fantasmées, entre nationaux et immigrés. Ce sentiment vient de notre croyance erronée dans l’idée que le « gâteau de l’emploi » ne peut grossir et qu’on ne peut donc pas partager une croissance déjà anémiée avec des travailleurs immigrés sans affaiblir encore plus cette croissance.
h) Inversement un fort chômage associé à une croissance atone favorisera et l’extrême droite et l’extrême gauche en même temps, comme le confirme le cas de la République de Weimar.
i) Plus la croissance diminue, plus notre frustration sociale augmente et vice versa.
j) Notre indifférence aux inégalités en période de croissance et notre sensibilité à ces mêmes inégalités en période de ralentissement s’expliquent aisément par la notion de contrat social. Lorsque la croissance est là, le revenu moyen de tous augmente et donc le contrat social qui nous lie nous paraît respecté. Quand la croissance s’en va, la moindre variation de répartition du revenu national nous semblera inversement une violation inacceptable de ce contrat puisque le gâteau reste le même et que seules ses parts varient [3].
Autrement dit, vive le progrès technique, la croissance et la mondialisation !
Sur le web.
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Notes