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Derrida – Marx : une stratégie du contretemps

Publié le 31 août 2011 par Les Lettres Françaises

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Jacques Derrida

Pour de nombreux lecteurs de Derrida, la publication, à l’automne 1993, de Spectres de Marx, a constitué un événement. Au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, au milieu du fracas des déclarations triomphales sur la « fin des idéologies », quand l’heure n’était pas, purement et simplement, à la proclamation de la Fin de l’histoire, pour reprendre le titre du livre à la mode publié par Francis Fukuyama, Derrida s’engageait dans une magistrale relecture de Marx, dont c’est peu dire qu’elle était attendue. Télescopant l’évocation, au seuil du Manifeste du Parti communiste, du « spectre du communisme » avec l’apparition du fantôme du roi du Danemark, au début de Hamlet, Derrida partait sur la piste de tous les esprits, spectres et autres revenants qui hantent les textes de Marx, grand lecteur de Shakespeare, acharné à exorciser ces chimères sans substance en même temps qu’il était le premier à leur offrir l’hospitalité dans ses propres analyses. Sous la plume de Derrida, le mot « spectre » devenait une arme contre tous ceux qui répétaient « Marx est mort », sans s’apercevoir que le propre des morts est de revenir intempestivement, à contretemps, comme le faisait l’auteur du Capital dans le travail de Derrida lui-même. Non qu’il ait été réellement absent de ses premiers textes, comme si l’auteur de la Grammatologie avait subitement (et somme toute assez tard) découvert le continent Marx, comme si Spectres de Marx représentait dans son œuvre, comme certains critiques l’avancèrent alors, une rupture, une sorte de « tournant » qui l’aurait conduit (entendez : « enfin ! ») à formuler des questions politiques. S’il est incontestable que les réflexions sur la souveraineté, la responsabilité et la « démocratie à venir » occupent une place majeure dans les recherches menées par Derrida à partir des années 1990, il suffit de le lire attentivement pour s’apercevoir que les préoccupations politiques (et même les références à Marx) l’ont toujours accompagné. Politique et amitié en apporte, si besoin était, une confirmation dénuée d’ambiguïté, ainsi que d’éclairantes précisions sur le débat tortueux de Derrida avec le marxisme.

Avant de diriger un substantiel volume collectif consacré à Spectres de Marx – c’est aux auteurs de ces textes que Derrida a répondu dans Marx & Sons –, Michael Sprinkler avait, dès la fin des années 1980, pris l’initiative de ce long entretien, dont une version anglaise sera publiée en 1993. On sait gré à Pierre Alféri d’avoir établi une édition française de ce texte qui se lit d’abord comme un témoignage personnel et comme un document d’histoire intellectuelle, mais aussi comme un recueil de pensées politiques, tant il est vrai que l’amitié n’est pas étrangère à la politique, comme Derrida l’a admirablement montré dans Politiques de l’amitié, publié un an seulement après Spectres de Marx. En réponse aux questions tantôt massives, tantôt ciblées et parfois incisives de son interlocuteur, Derrida décrit ses liens d’amitié avec Althusser, dont il fut pendant deux décennies le collègue à l’École normale supérieure. De cette relation, le ton paraît donné dès la première rencontre, à l’automne 1952, lorsque Derrida, qui vient d’être reçu au concours d’entrée de la rue d’Ulm, fait la connaissance du « caïman » Althusser : contre toute attente, l’entretien, au lieu de porter sur les projets philosophiques du jeune normalien, évoque surtout cette Algérie où tous deux sont nés à un peu plus de dix ans d’intervalle. Derrida résume : « Pendant que j’étais à l’École normale, nous avons eu des rapports très amicaux mais qui ne passaient pas par le travail. »

Cette curieuse esquive des questions philosophiques caractérise encore l’époque où Derrida et Althusser poursuivent chacun leurs recherches sans jamais engager de réelle discussion publique comme Derrida le fit avec Foucault, Lévi-Strauss ou Lacan. Non qu’il ait approuvé sans réserve les moindres thèses soutenues par Althusser et ceux de ses élèves qui avaient participé à lire le Capital, bien au contraire : Derrida ne fait pas mystère des réserves que suscitaient chez lui la référence à une certaine idée de la théorie ou de la science, la confiance en l’autorité de l’épistémologie ou encore la fameuse thèse de la « coupure épistémologique », censée séparer l’œuvre de Marx en deux blocs. Il déplore en outre qu’Althusser n’ait pas vraiment voulu lire Heidegger, alors même qu’il était pour l’auteur de Pour Marx, selon Derrida, « une grande référence (orale) », si ce n’est « le grand penseur inévitable de ce siècle, le grand adversaire mais aussi une sorte d’allié essentiel ou de recours virtuel », par exemple dans la critique de l’humanisme. Derrida ne cherche pas non plus à dissimuler les doutes que pouvait lui inspirer l’activité déployée par Althusser en vue d’une réorientation idéologique du Parti communiste, à propos duquel il rappelle qu’il n’a lui-même jamais appartenu.

Pour expliquer finalement son propre « silence tourmenté » sur toutes ces questions, Derrida invoque une préoccupation tenace, pour ne pas dire une hantise. Les pages qui l’analysent et la justifient comptent sans aucun doute au nombre des moments les plus fascinants de cet entretien, à l’instar de cette affirmation en forme de confession : « À tort ou à raison, cédant à la fois à une conviction politique et sans doute aussi à l’intimidation, je me suis toujours abstenu de critiquer le marxisme de front. » Pour comprendre cette précaution stratégique, il faut accompagner Derrida dans sa reconstruction détaillée du climat intellectuel de ces années si riches et complexes. Il n’est peut-être pas non plus inutile de se souvenir de la réplique de Hamlet qu’il a choisi de placer en exergue de Spectres de Marx, « The time is out of joint », (Le temps est hors de ses gonds), signe d’une stratégie du contretemps qui pourrait bien avoir dicté l’ensemble du rapport de Derrida à Marx et à quelques-uns de ses meilleurs lecteurs.

Jacques-Olivier Bégot  

Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinkler sur Marx et Althusser, de Jacques Derrida. Éditions Galilée, 126 pages, 23 euros. 

N°85 – Septembre 2011



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