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Suire, Muraise, Leprince

Publié le 31 août 2011 par Egea

Je poursuis mes découvertes, dans un tout autre genre. Voici donc un auteur qui écrit sous divers pseudonymes, et même sous son vrai nom. Un colonel des chars établi en Bretagne, ce qui le rend sympathique. Et qui est à la fois romancier, ésotériste et, surtout, stratégiste...

Suire, Muraise, Leprince
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En effet, il nous parle à la fois de stratégie indirecte, de logistique, et d'histoire militaire. A (re)découvrir d'urgence :

1/ Pourquoi trois noms, tout d'abord ?

  • Leprince XB fait référence d'abord à son activité de romancier et de conteur, les initiales se référant à l'Offlag XB où il fut enfermé pendant la guerre. (on se souvient que Braudel rédigea sa thèse sur la Méditerranée en captivité, à peu près dans les mêmes conditions...)
  • Eric Muraise est l'anagramme de son nom
  • Maurice Suire est son vrai nom, celui de colonel.
  • et il publie rarement sous son vrai nom, et presque toujours sous alias. Histoire d'être tranquille, probablement.
  • je cite un extrait de ce forum incroyable et passionnant (où j'apprends qu'on étudia sérieusement une médaille des non-évadés !) : "Ce galimatias n’est intelligible que par lui-même, le chef de camp et le chef des évasions du X-B. Ils apprennent ainsi qu’Alger a apprécié la « Synthèse des perspectives stratégiques » que Suire, dont la profondeur de vues a été notée dès son passage à Saint-Cyr, a élaborée, “de chic”, moins de douze jours après le déclenchement de l’opération Barbarossa . Ce travail s’est fait sous une couverture fort commode : officiellement, sans chercher à le cacher aux Allemands ni à ses quelques camarades favorables au NEF, le capitaine, qui s’est fait envoyer ses livres, occupe les loisirs de sa captivité en préparant le concours d’entrée à l’École de Guerre, dans un avenir qui reste, à l’évidence, frappé d’incertitude… "

2/ C'est un auteur de romans d'aventure, avec des scouts, des héros, des belles et des châteaux. Si vous êtes amateur de Signe de piste, à redécouvrir rapidement, par exemple en vous reportant à ce site qui donne une recension détaillée de ses œuvres romanesques.

3/ C'est aussi un auteur qui s'attache à décrypter un certain nombre de "mythes" français qui continuent de traverser les consciences et les inconsciences : Le Grand Monarque, le prophétisme, Louis XVII, autant de sujets "ésotériques" où son esprit d'analyse et sa distance critique, mais respectueuse, apportent beaucoup de réponses au lecteur curieux et agacé tant par les illuminations des uns que par les certitudes rationalistes des autres. Je vous conseille cet aspect là de son œuvre, que j'avais lu il y a fort longtemps, sans savoir que l'auteur était colonel de son état.

4/ Car c'est par ceci que je terminerai : en effet, notre auteur est un officier, un intellectuel qui a produit quelques ouvrages qui demeurent marquants. Membre de l'institut de polémologie, de l'IHEDN, il est un auteur important de sa génération, celle de la fin des années 1960 et des années 1970, par ailleurs si peu propice au débat intellectuel stratégique : il est un de ceux qui a su maintenir les choses, et rien que pour cela, il faut lui rendre hommage.

5/ Il est d'abord connu pour son "introduction à l'histoire militaire", récemment réédité par Lavauzelle en 2008. Ouvrage fondateur, dont le sujet anime d'ailleurs ses autres ouvrages stratégiques, mais aussi historiques, comme cette "Histoire de la première guerre mondiale", en deux volumes écrite en 1968 avec le général Gambiez (Fayard).

6/ C'est aussi un des rares penseurs de la logistique : c'est en effet l'auteur des "Comptes de la cuisinière", qui malgré son titre curieux, révélateur de l'humour de l'auteur, marque une grande réflexion sur l'importance trop négligée de la log. Le sous-titre "Influence de la logistique sur l'art de la guerre" est plus explicite. On lira ce livre avec grand intérêt, tout d'abord parce qu'il est nourri d'exemples historiques (je vous l'avais dit, c'est un historien) mais aussi de considérations générales qui en font un must. Et Clausewitz y est cité et discuté ! Bref, pour penser la log, un incontournable.

7/ On lira surtout, et c'est surtout à cause de cet ouvrage que j'écris ce billet, "L'épée de Damoclès, la guerre en style indirect". Il est cosigné avec le général Gambiez, mais chacun comprend très vite que c'est principalement Suire qui l'a écrit, Gambiez se contentant de l'introduction (de ce point de vue, il serait urgent que l'école de guerre rectifie la fiche bibliographique du général Gambiez, puisqu'elle affirme que c'est celui ci qui écrit sous le pseudo de Muraise....! ). L'ouvrage (372 pages) est divisé en plusieurs parties.

  • Une introduction en trois chapitres, qui explique les deux styles, directs et indirects, dont le choix résulte des "possibilités offertes par la liberté d'action" (p. 35) et des circonstances : "facilités géographiques, conditions militaires, facilités tactiques et logistiques, conditions politiques" (p 36). Auparavant, on aura lu des considérations intéressantes sur les rapports entre stratégie et tactique, et sur les aspects politiques de cette relation.
  • une première partie, intitulée "variations historiques du style indirect", est découpée en sept chapitres (sur les Mongols, le maréchal de Saxe, la Vendée, Rommel, Birmanie..). On s'attardera bien sûr sur le chapitre six intitulé "guérilla et contre-guérilla" : en fait, on a ici une élévation au niveau stratégique des considérations sur la contre-insurrection qui sont, trop souvent (cf. l'extrait d'E de Durand ci-dessous) de niveau tactique. "La tactique directe s'accommodait d'un bon fantassin moyen dont l'équipement tendait à l'ultra lourd: la tactique indirecte exigeait au contraire de véritables virtuoses ultra-légers. On retrouvait en eux l'image des gladiateurs-types : le lourd et puissant mirmillon, l'agile et rusé rétiaire" (p 98). Suivent quelques pages qui valent le détour.
  • le chapitre sept (convergences) conclut de haut niveau l'exposé : avec les conditions préalables à la pratique du style indirect (capacité de refuge, espace offert aux manœuvres, légèreté logistique, p 114), les facteurs de la liberté d'action, les formes de l'action.
  • la deuxième partie, beaucoup plus longue, traite des "capacités résiduelles du style indirect en climat atomique". Elle est divisée en trois sous-partie, l'une sur la fin et les moyens, l'une sur les formes traditionnelles et les structures nouvelles, la dernière enfin sur les trois maîtres. Le chapitre sur la fin parle de Castex, de géostratégie et de géopolitique, de Simone Weil et de l'enjeu moral des civilisations. Cette partie discute évidemment des questions géostratégiques de l'époque : je relève toutefois la dernière sous-partie avec trois chapitres, l'un sur le maître des terres, l'autre sur le maître des mers, le dernier sur le maître de l'espace (compris : exo-atmosphérique) ce qui démontre à la fois de belles références géopolitiques, mais aussi l'intuition de la question spatiale (je vous en reparle très bientôt).
  • Autant vous dire que l'individu traite à la fois de stratégie indirecte dans les conditions de guérilla, ayant tiré les expériences d’Indo et d'Algérie : un niveau stratégique, on l'a dit, mais qui mérite le détour. Surtout, c'est un "géostratège" qui discute des conditions de la dissuasion nucléaire et contribue, à l'époque, à la formation de la doctrine nucléaire française (mais comme il n'est que colonel, l'histoire ne le retiendra pas comme un des quatre généraux de l'apocalypse). Il a enfin l'intuition précoce d'une stratégie spatiale dont nous commençons tout juste à percevoir le besoin.

8/ Cet extrait de la récente note de l'IFRI d'Etienne de Durand sur l'école française de contre-insurrection : "Bien que les praticiens comme les généraux Massu ou Bigeard aient longtemps été les plus célèbres en France, Lacheroy, Trinquier et Galula sont désormais reconnus comme les principaux théoriciens d'un mouvement qui inclut également, à des degrés divers, des figures comme celle de Hogard, Prestat, Souyris, Némo ou encore Lucien Poirier. La plupart d'entre eux sont alors officiers supérieurs ou subalternes, entre capitaine et colonel, ce qui laisse à penser que le haut-commandement de l'époque ne s'est jamais senti impliqué dans la contre-insurrection - une règle confirmée par l'exception notable du général André Beauffre, dont la contribution à la CI est encore trop souvent négligée, peut-être parce qu'elle parle beaucoup moins des aspects tactiques que de la dimension stratégique, et fait de la guerre révolutionnaire une forme de stratégie indirecte" (p. 19). Voir notamment A. Beauffre, la Guerre révolutionnaire, Paris, Fayard, 1972.

9/ En conclusion, je ne sais si c'est un "très grand". Mais à coup sûr, voici une individualité qui mérite le détour, avec une grande envergure intellectuelle, des centres d'intérêts variés, une analyse fine et des aperçus stratégiques conséquents. La vraie question est : pourquoi a-t-il été oublié ? N'y a-t-il pas un jeune stagiaire de l'école de guerre qui va consacrer son année à pondre un mémoire de DEA sur ce bonhomme ? Une réhabilitation s'impose.

O. Kempf


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