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La sape de la maison Grünberg

Publié le 04 septembre 2011 par Jlhuss

La sape de la maison GrünbergKatrine à la cave percevait mieux que les trois autres aux étages les tensions profondes de la bâtisse. Ça faisait parfois comme des craquements de vieilles armoires, des grincements de rafiots dans la soute, des grondements d’orage au loin. Les fissures des murs porteurs trahissaient-elles l’affaissement des voûtes dans l’ancienne carrière sur quoi le quartier était bâti ? Un jour, peut-être, les colonnes céderaient, le socle s’effondrerait, la maison irait au gouffre, et de la famille Grünberg -un couple avec enfant- ne resterait quelque temps que le souvenir d’une tendresse ordinaire.

Katrine ne remontait de la cave qu’aux petites heures de la nuit. Elle rôdait à pas de plume dans la maison sombre, mangeait au réfrigérateur, feuilletait les albums, vérifiait encore et encore qu’elle n’y figurait pas, caressait l’angora, donnait trois graines au poisson rouge, montait aux chambres sans faire grincer les marches. La chambre du couple lui inspirait l’effroi fascinant d’un antre. En provenaient des parfums poivrés, des souffles, de sourdes rumeurs. Parfois par l’entrebâillement elle devinait le va-et-vient, le geindre, le pétrissage, la gloutonnerie, toute cette cuisine d’amour à faire peur. La chambre du fils après la confiserie sentait à présent la cigarette. Sur les murs, au poster de Mickey, puis de Superman, avaient succédé ceux de Terminator et de Tokyo Hôtel. Quelquefois Katrine se penchait sur le lit où gisait l’ado tout habillé. Désir d’effleurer l’épaule, les cheveux, de poser un baiser. Arrière ! Reste à ta place. Déjà bien beau qu’on ferme les yeux quand tu circules ici.

Le jour, s’il fallait descendre des vivres, du linge propre, madame Grünber faisait la livraison sans plus de chaleur qu’une femme de service exacte en sa besogne. Le fils passait de loin en loin raconter une amourette, des anecdotes de lycée ; ouvrait le soupirail, offrait une cigarette qu’il allumait à bout de bras. Avec les images du téléviseur, c’étaient les seuls échos du monde qui parvenaient jusque là, jusqu’au réduit de l’enfant pérenne : car la recluse indiquerait toujours dix ans à son horloge. Quand le père descendait à la cave à vin, Katrine tremblait qu’il lui rendît visite. Elle entendait quelquefois sa respiration derrière la porte ; elle retenait la sienne, le bruit des pas s’éloignait. S’il entrait, il la fixait sans s’asseoir, sans parler ; elle tenait son châle serré contre sa poitrine, frémissant à ce regard de ciel d’hiver, cet air de contrit sans absolution ; et, quand il était remonté, qu’elle entendait se fermer là-haut la dernière porte, elle pouvait pleurer dans le noir jusqu’au sommeil.

On ne sait comment la sape de la maison Grünberg a pu s’aggraver si vite. Aucun autre éboulement dans le quartier. La sécheresse qui sévit depuis des mois a peut-être, au hasard des veines, fragilisé la voûte à cet endroit. Aussi, pourquoi le maire a-t-il permis de construire dans cette zone ? La sœur de Mme Grünberg a porté plainte. La bataille d’experts sera longue.

Sur quoi se greffe une autre enquête, bien plus troublante : qui est cette jeune femme d’une trentaine d’années retrouvée broyée sous les décombres avec les membres de la famille ? Une analyse génétique est en cours.

Arion


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