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André CHÉNIER : Ah ! je les reconnais, et mon coeur se réveille

Publié le 10 septembre 2011 par Unpeudetao

Ah ! je les reconnais, et mon coeur se réveille.
Ô sons ! ô douces voix chères à mon oreille !
Ô mes Muses, c'est vous ; vous mon premier amour,
Vous qui m'avez aimé dès que j'ai vu le jour.
Leurs bras, à mon berceau dérobant mon enfance,
Me portaient sous la grotte où Virgile eut naissance,
Où j'entendais le bois murmurer et frémir,
Où leurs yeux dans les fleurs me regardaient dormir.
Ingrat ! ô de l'amour trop coupable folie !
Souvent je les outrage et fuis, et les oublie ;
Et sitôt que mon coeur est en proie au chagrin,
Je les vois revenir le front doux et serein.
J'étais seul, je mourais. Seul, Lycoris absente
De soupçons inquiets m'agite et me tourmente.
Je vois tous ses appas, et je vois mes dangers ;
Ah ! je la vois livrée à des bras étrangers.
Elles viennent ! leurs voix, leur aspect me rassure :
Leur chant mélodieux adoucit ma blessure ;
Je me fuis, je m'oublie, et mes esprits distraits
Se plaisent à les suivre et retrouvent la paix.

Par vous, Muses, par vous, franchissant les collines,
Soit que j'aime l'aspect des campagnes sabines,
Soit Catile ou Falerne et leurs riches coteaux,
Ou l'air de Blandusie et l'azur de ses eaux :
Par vous de l'Anio j'admire le rivage,
Par vous de Tivoli le poétique ombrage,
Et de Bacchus, assis sous des antres profonds,
La nymphe et le satyre écoutant les chansons.
Par vous la rêverie errante, vagabonde,
Livre à vos favoris la nature et le monde ;
Par vous mon âme, au gré de ses illusions,
Vole et franchit les temps, les mers, les nations ;
Va vivre en d'autres corps, s'égare, se promène,
Est tout ce qui lui plaît, car tout est son domaine.

Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin,
Je vais changer en miel les délices du thym.
Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.
Frêle atome d'oiseau, de leur molle étamine
Je vais sous d'autres cieux dépouiller d'autres fleurs.
Le papillon plus grand offre moins de couleurs ;
Et l'Orénoque impur, la Floride fertile
Admirent qu'un oiseau si tendre, si débile,
Mêle tant d'or, de pourpre en ses riches habits,
Et pensent dans les airs voir nager des rubis.
Sur un fleuve souvent l'éclat de mon plumage
Fait à quelque Léda souhaiter mon hommage.
Souvent, fleuve moi-même, en mes humides bras
Je presse mollement des membres délicats,
Mille fraîches beautés que partout j'environne ;
Je les tiens, les soulève, et murmure et bouillonne.
Mais surtout, Lycoris, Protée insidieux,
Partout autour de toi je veille, j'ai des yeux.
Partout, sylphe ou zéphyre, invisible et rapide,
Je te vois. Si ton coeur complaisant et perfide
Livre à d'autres baisers une infidèle main,
Je suis là. C'est moi seul dont le transport soudain,
Agitant tes rideaux ou ta porte secrète,
Par un bruit imprévu t'épouvante et t'arrête.
C'est moi, remords jaloux, qui rappelle en ton coeur
Mon nom et tes serments et ma juste fureur.

Mais périsse l'amant que satisfait la crainte !
Périsse la beauté qui m'aime par contrainte,
Qui voit dans ses serments une pénible loi,
Et n'a point de plaisir à me garder sa foi !

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