Turgot comprit que l’État ne créé pas de richesses. Ce qu’il choisit de faire : baisser la dépense publique. À cette fin, il mit en œuvre un programme qu’il résuma en une phrase : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts. »
Par Georges Kaplan
Lorsque, le 24 août 1774, Louis le seizième annonce la nomination de Turgot au poste éminent de contrôleur général, les finances du royaume sont dans une situation des plus critiques. Sur la seule année 1770, par exemple [1], les dépenses royales se montent à 277,4 millions de livres tournois pour un revenu net de 164,4 millions, soit un déficit budgétaire de 108 millions largement creusé par les intérêts de la dette.Il n’y avait, à l’époque, pas d’euros, pas de mondialisation [2], pas de loi de 1973 et le moins que l’on puisse dire c’est que l’économie française était tout sauf libérale. En revanche, il y avait une monarchie qui dépensait sans compter et un peuple de France qui étouffait sous le poids de l’impôt. Le programme de Turgot, tel qu’il le présente lui-même au roi dès le lendemain de sa nomination, se résume en une phrase : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts. »
«Point de banqueroute» parce que Turgot sait qu’un État qui annule sa dette se condamne à se passer de créanciers. L’idée selon laquelle l’État serait l’otage des financiers est une imbécilité : si vous deviez décider de ne pas rembourser vos dettes, vous commettriez un acte illégal – un vol – et recevriez la visite de la police. Si un État décide de ne pas rembourser sa dette, il ne commet aucun acte illicite puisque c’est justement lui qui fait les lois et ne risque pas de recevoir une visite de la police puisque c’est justement sa police. Les financiers, combien de divisions ? Aucune. L’État, par définition, détient le monopole de la violence et peut donc annuler ses dettes unilatéralement mais tout à un prix : plus personne ne voudra désormais lui prêter d’argent.
«Point d’augmentation d’impôts» parce que le peuple de France croule déjà sous le poids des taxes. Au-delà même de l’impopularité d’une telle mesure, c’est tout simplement une question d’efficacité fiscale : Turgot a compris que trop d’impôt tue l’impôt. Pour la même raison qu’une augmentation des taxes sur le tabac réduit la consommation de tabac, une augmentation des impôts sur les activités créatrices de richesses réduit l’incitation qu’ont les gens à créer de la richesse ou les incite à aller la produire sous des cieux plus cléments.
«Point d’emprunts» parce que la dette n’est pas gratuite et devra un jour ou l’autre être remboursée par de nouveaux impôts (ce sont les français-contribuables qui paieront), par de l’inflation [3] (ce qui revient au même) ou par un défaut de paiement (ce sont les créanciers qui paieront). En ce bas monde, rien n’est gratuit ; il y a toujours quelqu’un qui paie et si vous ne savez pas qui paie, c’est probablement que c’est vous.
Ce que Turgot veut faire – et ce qu’il va effectivement réussir à faire – c’est baisser la dépense publique. Turgot a compris que l’État ne créé pas de richesses ; il se contente de les transférer d’une partie de la population vers une autre (en général, ceux qui le servent). Cette idée vous choque ? Pourtant, c’est la justification même de l’intervention publique dans l’économie : l’État, contrairement aux acteurs privés, n’agit pas dans le but de créer de la valeur ajoutée et donc de la richesse – n’est-ce pas précisément pourquoi vous le plébiscitez ? L’accroissement de la dépense publique n’a jamais eu qu’un seul effet, celui d’inciter un peuple à consacrer ses efforts à la captation de subsides publics – c’est-à-dire de richesses produites par les autres – plutôt qu’à la production de nouvelles richesses.
Louis XVI, cédant aux pressions de certains membres influents de la cour et notamment de l’entourage de la très dépensière Marie-Antoinette [4], finira par renvoyer Turgot. L’histoire, dans son implacable logique, poursuivra son cours.
Depuis 1975, les gouvernements qui ont présidés aux destinées de ce pays n’ont pas voté un seul budget à l’équilibre. Depuis 36 ans, nous avons dépensé toujours plus et avons accumulé une dette colossale. Je dis bien « nous » parce qu’à la différence de nos ancêtres « nous » avions le choix. Accuser les marchés financiers, les agences de notation, les paradis fiscaux, la loi de 1973, l’euro, la mondialisation ou que sais-je encore relève de l’aveuglement ou de la démagogie : nous sommes les seuls responsables. La liberté est indissociable de la responsabilité. Depuis 1975, nous avons eu à de nombreuses reprises l’occasion de renverser cette tendance mais nous ne l’avons pas fait. Nous en sommes arrivés au point où une légère réduction du déficit est unanimement qualifiée de « politique de rigueur » !
Aujourd’hui, ce système est à bout de souffle ; nous allons devoir payer et honorer les engagements de ceux qui nous ont précédés. Tâchons seulement, pour le bien de nos enfants, tirer les leçons du passé.
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Sur le web.
Notes :
[2] Des barrières douanières, il y en avait même entre les différentes provinces de France… C’est dire !
[3] Quand Saint Louis étend le cours légal de la livre tournois au royaume en 1262, une livre tournois vaut environ 98 grammes d’argent mais sous le règne de Louis XVI, elle ne vaut plus que 4,05 grammes d’argent ; en 5 siècles, la monnaie des rois de France a perdu 96% de sa valeur.
[4] Qui ne supportait pas d’avoir à négocier ses dépenses auprès du ministre.