J'ai du mal à déterminer les raisons de la domination européenne à partir du XVIII ° siècle. Aucune des causes habituellement avancées ne convient ni ne me convainc.
En effet, on avance deux principales raisons :
- la première tient à une domination technique : elle aurait des résonances économiques, mais aussi et surtout des effets en matière d'armement. Toutefois, il s'avère que passé la surprise initiale, les adversaires acquièrent eux aussi les armes et que la supériorité n'est pas que technologique. Il y a donc autre chose.
- c'est la deuxième raison : une sorte d'avancée culturelle, qui ferait que l'Europe, grâce à sa manière de penser et de douter, aurait pris l'avantage. La rationalité européenne et sa représentation du monde auraient imposé l'Europe au monde, auraient européanisé le monde.
Il reste qu'on voit mal comment ces deux raisons ont pu s'installer durablement une domination dans l'histoire. Alors il faut introduire l'emploi de la force, directe ou indirecte:
- direct, quand par exemple les Américains déciment les populations indigènes,
- indirecte quand les Européens (ou les Arabes) trouvent des collaborateurs locaux pour organiser la traite négrière.
Cependant, cela ne suffit pas à expliquer la dissymétrie, et donc le succès durable pendant un siècle et demi (de la fin XVIII° au mitan XX°). L'emploi de la force existait auparavant, et n'a pas suffi, par exemple, à dominer les Mahométans au moment des croisades ou au début de l'empire Ottoman, contenu difficilement aux portes de Vienne.
Europe par MatisseAvancée culturelle, donc ? Celle-ci s'évanouissant à mesure que justement la culture européenne se répand, et perd donc sa singularité (son avantage comparatif)?
Il y a peut-être une autre explication à cet affaissement : la prise de conscience morale de la contingence européenne, à la suite d'une part des deux guerres civiles européennes (où est "notre" supériorité, si nous en arrivons à ça?) d'autre part de l'abîme de l'holocauste. L'esprit de doute, à la source de l'esprit occidental, se mue alors en relativisme moral, en dénégation de soi, en volonté d'impuissance, en retournement nietzschéen.
Si tel était le cas, la puissance européenne serait la conjonction non seulement d'un effort technico-économique (découvertes scientifiques dans le prolongement de la renaissance, puis révolution industrielle et première mondialisation commerciale), mais aussi d'une volonté de puissance encore primitive et sans complexe ou, plus exactement, animée du seul complexe de supériorité.
Dès lors, la supériorité européenne serait l'effet de sa primitivité ? Je ne suis au fond pas satisfait du raisonnement, qui manie trop facilement le paradoxe pour être vraiment convaincant.
O. Kempf