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Bujutsu et shinbudo, partie 2 : l’exaltation de l’art de mourir, réalités et fanstasmes

Publié le 16 septembre 2011 par Ivan

seppuku-estampeS’il est bien un domaine où le fantasme de la mort héroïque est bien présent, c’est dans le monde des arts martiaux asiatique, et particulièrement japonais. En effet, la culture japonaise est telle qu’il n’est souvent d’autres solutions que de racheter sa faute par sa propre mort. Toutefois, nous allons voir que cette idée est largement fantasmée.

Les kobujutsu ne rigolaient pas avec l’entraînement de ses élèves, afin qu’ils puissent espérer survivre sur un champ de bataille. La notion de la mort était donc omniprésente et, comme nous l’avons vu dans l’évolution du sens du kata, il n’était pas inhabituel d’aller jusqu’à la blessure grave lors des combats libres. Toutefois, n’importe quelle école aurait rapidement fermé si chaque combat finissait de cette manière, faute d’étudiants pour continuer à pratiquer. C’est d’ailleurs la raison d’un travail à la fois long, contraignant (on ne sort pas de la forme du kata), réduit dans le nombre des mouvements de base (pas de fioritures, l’étude ne porte que sur les techniques qui marchent) et approfondi (il ne suffit pas d’agiter les bras pour manier un katana).

entrainement-koryu-arme

Les koryu n’enseignaient pas que le travail technique, loin s’en faut. La médecine, l’anatomie, la stratégie et bien d’autres domaines sont également explorés. L’art de la stratégie est d’ailleurs l’un des piliers de toutes les écoles anciennes. C’est d’ailleurs la raison d’être du Go rin no sho de Miyamoto Musashi. L’influence chinoise de Sun Zi (Sun Tzu ) et de son traité sur l’Art de la guerre (6ème siècle avant J.C) a largement eu le temps d’imprégner toute l’Asie combattante. Dans ce livre l’essentiel est de vaincre sans combattre, et ce, par tous les moyens. Dans le cas où il faut combattre, il faut le faire avec 100% de chances de gagner. Enfin, si la défaite arrive par malheur lors d’une bataille, il est largement conseillé de fuir. Cet aspect est assez répandu dans les livres de la littérature japonaise classique ou historique, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer aujourd’hui. En effet, mieux vaut battre en retraite, voire franchement fuir et sauver sa vie s’il est possible de se refaire une santé, de trouver des renforts, de s’allier à de nouveaux protagonistes, de manigancer une vengeance et de finalement triompher de ses ennemis. On est loin de l’idée du samouraï héroïque (d'ailleurs, tous n’étaient pas des héros, mais des humains avec toutes les émotions qui vont avec) qui part se battre coûte que coûte jusqu’à son dernier souffle et mourir pour la gloire de son seigneur.

Bataille-de-Kawanakajima

La réalité est plus prosaïque : les bushis mourraient parce que le champ de bataille est un endroit hautement mortel, mais les guerriers ne cherchaient pas à mourir. Au contraire, ils étaient récompensés à la hauteur du nombre de têtes rapportées à leur seigneur et gagnaient ainsi de l’argent, des terres ou des boisseaux de riz sur leur rente. Ils n’avaient donc rien à gagner à mourir, ni leur famille non plus, l’assurance décès n’existant pas. Les koryu enseignaient donc (et enseignent sans doute encore de nos jours) qu’il vaut mieux fuir si l’on peut sauver sa peau d’une bataille qui semble perdue. D’où nous viennent alors nos fausses idées sur ce sujet ? Principalement de deux choses : le bushido et les budo.

bushido-kanji
Le bushido (litt., la Voie du guerrier) est le code d’honneur auquel les bushi vouaient leur vie. Mélange de différents emprunts au bouddhisme, shintoïsme et confucianisme, ce code exige endurance, loyauté et honneur jusqu’à la mort. Il est surtout question d’honneur dans ce code. Si celui-ci pouvait être conservé par la mort, alors il n’y avait pas à hésiter. Mais en attendant, deux injonctions de première importance stipulent « Le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, à mourir quand il est juste de mourir » et « …s'il perd le combat et s'il est obligé de livrer sa tête (…) il mourra en souriant, sans aucune vile allure ». Dans l’esprit des bushi de l’époque féodale, l’accent était mis davantage sur la vie que sur la mort. Il faut vraiment être "obligé" pour en arriver à se tuer. On peut facilement le comprendre dans la mesure où ces guerriers pouvaient rencontrer la mort tous les instants. Quand l’on vit dans la probabilité d’une mort violente à n’importe quel moment, on peut facilement dire « Bushido signifie la volonté déterminée de mourir », mais chaque moment de vie gagné dans la paix est un cadeau que l’on goûte intensément.

On répliquera facilement que les bushi pratiquaient pourtant le seppuku (suicide rituel) quand il le fallait. La mort était donc exaltée. Là aussi il faut raison garder. En effet, le suicide par ouverture du ventre (hara kiri) était un acte commis régulièrement, mais uniquement dans 4 cas :

·   À l’issue d’une défaite, être fait prisonnier sans moyen de s’échapper. L’honneur était en jeu et pour ne pas souiller le nom de son clan, de sa famille et de son maître.

·   Pour critiquer ouvertement le shogun. Plutôt que de se faire tuer ensuite, l’honneur était de le faire soi-même et attirer ainsi l’attention sur sa demande par son propre courage.

·  À l’inverse, à partir du shogun Ieyasu Tokugawa, c’est une sanction pour punir l’infidélité des vassaux. Pour éviter que tout le clan ou sa famille soit puni avec soi (ce qui est la tradition dans toute l’Asie moyenâgeuse), on offrait la possibilité du seppuku au seul fautif. Cette offre qualifiée de pitié s’appelle le tsumebara.

·   À partir du 17e siècle le seppuku fut l’occasion de suicide collectif chez les samouraïs, qui rendaient ainsi hommage à leur maître par-delà la mort. Mais la peur de pertes trop importantes dans cette caste poussa le gouvernement à interdire cette pratique dès 1665.

Il faut bien penser que le seppuku a fait bien moins de victimes que les champs de bataille. C’était davantage un outil de contrôle politique de la part des seigneurs sur leurs vassaux. Par ailleurs, si le premier seppuku fut commis en 1180 par Minamoto no Tametomo, c’est surtout durant la période Edo que l’on dénombre la plupart des suicides rituels. Or justement, la période Edo est une période de paix.

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Qu’est-ce à dire ? La période Edo correspond à la fois à l’apparition des kobudo, ancêtres de nos budo actuels et à un changement radical dans la manière de combattre. Du champ de bataille on passe au duel, et le risque dans une vie de mourir par duel est statistiquement moins grand. Toutefois, pour conserver la cohésion de l’esprit du bushi avec celui qui devenait peu à peu un samouraï, le texte du bushido, le discours qui l'entourait ainsi que les interprétations qui en ont été faites se sont radicalisés. La vision de la protection de la vie autant que possible, du moins tant que l’honneur n’était pas atteint, devint une vision de mort, justement au moment où les guerriers avaient moins de chance d’être confrontés à cette éventualité. Mieux encore, la désobéissance était le plus grand risque encouru, le seul qui pouvait les obliger à risquer la mort par seppuku.

L’arrivée de l’ère Meiji et le nationalisme du Japon pendant les 19e et 20e siècles n’ont fait qu’accentuer l’aspect morbide du bushido et des kobudo. Il s’agissait alors de préparer les masses passées sous l’autorité des militaires à l’obéissance la plus complète. Nombreux furent les officiers à se suicider pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la pure tradition de sauvegarde de l’honneur. L’auteur Miyamoto Mishima, mit fin à ses jours par seppuku le 25 novembre 1970 après l'échec de son coup d’État ultra-nationaliste. Il fut le dernier à pratiquer ouvertement ce suicide rituel.

Seppuku-mishima.jpg

Il faut toutefois comprendre que plus l’homme moderne échappe à la menace de la mort, plus cet acte prend une dimension héroïque, ouvrant la voie à tous les fantasmes. C’est pourquoi le suicide et la notion de mort sont encore fortement présents dans le Japon actuel. Il imprègne l’esprit japonais qui ne se défile pas et assume pleinement ses responsabilités. Le sentiment de honte est si fort que pour éviter d’entacher sa famille, mieux vaut en finir d’une façon ou d’une autre. Le Japon compte le plus fort taux de suicide au monde (stats : moyenne de 26/100 000 au Japon contre 6/100.000 en Angleterre, ou 32000 suicides pour l’année 2009), et récemment les jeunes collégiens ont remis au goût du jour le suicide collectif.

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Quid alors des shinbudo ? Justement, la création des shinbudo tel que le karatedo, l’aïkido et le judo est dû à des hommes qui ont connu le nationalisme, la guerre, puis l’horreur, la perte de nombreux élèves, la misère totale du Japon pendant l’occupation. Leur vision des arts martiaux s’est muée radicalement pour n’être plus des arts qui donnent la mort, mais des arts qui donnent et renforcent la paix. Dans le cas de l’aïkido, l’influence de la religion omoto-kyo n’a fait que renforcer cette idée pour déboucher sur un discours où le grand Aïki (l’union de l’énergie) est synonyme d’amour universel. Tout est fait pour éviter la mort et même la blessure, y compris de son ennemi. C’est une révolution copernicienne dans les mentalités qui s’est effectuée là et qui se propage toujours aujourd’hui. C’est également la différence fondamentale entre les bujutsu et les budo. Aussi quand certains pratiquants, ou pire, enseignants de budo renvoi leur discipline à l’idéal de mort et au bushido on ne peut qu’être surpris par l’incohérence historique, technique et idéologique de leurs propos.

Prochain épisode : différences d’enseignement et de contenu.


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