L'idée du marketing de l'expérience a fleuri au début des années 2000 sur un terreau plus ancien, l'intuition était forte mais sans doute imprécise et c'est sans doute pour cette raison que cette idée c'est peu à peu évanouie.
L'idée clé résidait en ce que la valeur de la consommation ne se réalise pas seulement dans le bien, mais dans l'acte. Idée préparée depuis longtemps par une conception des produits en termes d'attributs, mais à laquelle s'est ajoutée celle de l'acte. La confusion est sans doute venue d'une surestimation du caractère sensoriel et spectaculaire de l'expérience de consommation. C'était bien naturel dans la mesure où il s'agissait de penser non seulement les services, mais des consommations relativement nouvelles telles que le tourisme, le spectacle, le casino ou le sport.
L'expérience de consommation est une parmi d'autres. On pourrait évoquer l'expérience littéraire, l'expérience mystique, l'expérience humaine, érotique, amoureuse, bref une multitudes de situations qui ont la particularité d'abord de mettre en jeu la subjectivité. L'expérience par nature est subjective, c'est un événement qui affecte le sujet en profondeur et ne prend sens que dans ce qui le constitue intimement.
Ces situations suggèrent aussi l'idée d'un transport, l'expérience est un événement qui transforme, emporte le sujet d'un état à un autre. Cela peut procéder de manière violente sous la forme de l'illumination ou de manière progressive sous celle d'un cheminement. L'expérience est un voyage, ce parcours qui non seulement emmène d'un lieu à un autre mais s'accompagne d'une transformation de soi. L'expérience serait cette vie de soi que suscite l'exposition à un certain milieu.
Même l'expérienceintérieure n'échappe pas à cette idée que l'expérience se forme dans le rapport de soi au monde, sa particularité est que le soi est le milieu même de l'expérience de la subjectivité. Ce monde, ce milieu peut s'imposer à soi, mais généralement est choisi même si ses conséquences ne sont pas connues. Le propre de l'engagement dans l'expérience est l'absence d'a priori sur ses conséquences, mais plus encore l'inattendu qu'elle produit. C'est bien le prix que d'éprouver les limites.
On comprend mieux dans ce contexte que l'expérience trouvera sa valeur dans le sens que la subjectivité lui donne et qu'elle construit, ainsi que dans les émotions et sentiments qu'elle suscite. Qu'on cherche à la reproduire, pour revivre le bouleversement qu'elle provoque donne une idée encore plus précise de sa nature profonde : il n'est d'expérience que dans le sentiment subjectif du trouble de soi, d'être un autre que soi.
Une telle analyse de l'expérience permet de mieux cerner cette variété particulière qu'est l'expérience de consommation. Elle ne diffère pas réellement des autres, et se singularise par sa production : l'expérience de consommation recherchée pour elle-même ou simplement éprouvée accidentellement, se réalise dans le rapport marchand. Un prix payé pour une contrepartie incertaine qui ne tient pas dans l'objet échangé mais dans les résultats de son usage.
Tout l'intérêt est que par sa nature, elle trouve sa valeur non seulement dans les effets inattendus du bien ou du service, mais dans le sens et l'émotion qu'on leurs attribue au moment et dans les conditions de la consommation. Elle n'est pas dans le milieu, mais dans l'interaction du sujet et du milieu, dans l'activité réflexive qui accompagne la transformation de soi produite par l'acte de consommation : cette transformation de ce qui est acheté pour se transformer soi.
L'ivresse en est un modèle évident. L’absorption d'alcool ou de drogue, produit des effets propres sur le corps et l'intellect dont la valeur dépend de la conscience qu'on en a, dans le sens qu'on lui donne, de l'environnement dans lequel se produit l'acte, l'humeur en étant un des constituants. L'éducation en est un autre, acheter l'inscription à une formation ne produit ses effets qu'à la mesure des efforts qu'on y donne, des copains qu'on y trouve, et de la raison qu'on y découvre.
Dans une telle analyse on comprend mieux le sens que peut avoir la valeur de l'expérience pour le consommateur. Elle ne peut se confondre avec la satisfaction dans la mesure où par nature l'expérience est le lieu d'élaboration des attentes. La seule attente préalable serait justement l'intensité de l'expérience au sens du bouleversement attendu sans qu'il ne soit qualifié. La valeur serait donc cette balance entre les effets positifs et négatifs. Mais c'est insuffisant, se contenter de cette définition ne serait au fond que donner un autre nom à l'utilité dans sa forme la plus élémentaire. L'expérience est un cheminement. Si on attend d'elle qu'elle nous transforme, l'effet que l'on en attend n'est pas qu'une somme de peines et de plaisirs, mais la promesse que cette transformation nous en apportera d'autres que l'on ne connait pas. C'est une actualisation dont on ne connait pas le taux et dont la source vient de soi : des nouvelles ressources qui nous serons accessibles.
Voilà qui nous permet de mieux distinguer la qualité, la satisfaction et la valeur de l'expérience. La première résulte du sentiment que les plaisirs éprouvés sont supérieurs aux peines subies, la seconde que cette balance correspond à ce qu'on en attendait, et la dernière estime les ressources acquises dans le processus de consommation. Une telle définition présente l'intérêt de mieux distinguer ces notions entre-mêlées et de redonner plus de profondeur à la notion de valeur en la considérant moins comme un solde que comme un capital.
Et cela est un point essentiel car si nous avons considérés longtemps que la consommation était une destruction, une "consummation", dont le seul profit se résout dans la joie de l'instant, on a négligé que la consommation est aussi un acte productif, la réalisation d'un investissement. Et tel est le propre des consommations culturelles : la lecture, le cinéma, le jeu n'ont de vertu pas seulement dans l'instant de leur consommation mais dans les effets ultérieurs qui se manifestent dans une plus grande sensibilité, une meilleure qualité de jugement, des gestes plus précis qui s'exerceront dans les consommations futures et en accroitront la qualité.
Pour le dire différemment et plus simplement, c'est aussi le critère qui permet de distinguer le divertissement de la culture. Le premier donne des satisfactions immédiates et l'oubli, la seconde souvent des malaises mais de plus grands pouvoirs. Le trouble de soi peu conduire juste à une gueule de bois, c'est une mauvaise expérience. L'expérience véritable grandit le sujet et lui donne plus de pouvoir.
Penser l'expérience du consommation n'est pas penser à sa satisfaction et à ses remerciements émus, c'est simplement faire en sorte qu'il se sente grandit et à la prochaine occasion de consommer que son plaisir soit plus intense et son effort plus léger.
PS : un remerciement à Remi Mencarelli dont la soutenance d'HDR a suscité ces réflexions.