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Par Deathpoe

Seule matinée de repos et je rejoins les rangs de la circulation. Mes Fryes baisent avec l'accélérateur et le frein dès qu'elles en ont l'occasion. Je rétrograde, pied au plancher pour doubler un bus avant qu'il ne quitte l'arrêt. Ce n'est pas que j'ai du temps à perdre, juste l'urgence de l'instant. Je trouve une place à deux pas du cabinet, effectue mon créneau rapidement et du premier coup. Rien ne s'oublie. Devant moi un vieil homme déjà garé hésitait à avancer sons 4x4 de frustré, il vient à ma fenêtre et marmonne quelque chose que je ne comprends pas, je baisse le volume de l'autoradio:
"Vous disiez?
-Rien, juste une connerie.
-Non mais allez-y.
-C'est juste que j'avais vu vos cheveux longs et je me disais que c'était rare de voir une femme faire aussi bien un créneau, mais maintenant je comprends mieux."

Je ris sincèrement et de bon coeur avec lui. Voilà qui peut faire partie des trop rares moments d'échange pur. Rapidement j'envoie mes dernières pièces jaunes du mois dans le parcmètre, allume une clope et fends la foule. La porte d'entrée s'ouvre juste après mon coup de sonnette. Comme si j'étais attendu, ce serait trop drôle. Pile-poil à l'heure, je m'installe néanmoins en salle d'attente, quand bien même je sais qu'il me faudra me relever d'ici une trentaine de secondes pour suivre le psychiatre. Affaire de conventions. Paraît que s'asseoir dessus nuit trop aux relations à l'autre. Et ça m'évitera un autre discours moralisateur. J'enlève ma veste à col mao et prends bien le temps de fermer les boutons de mes manches avant de les retrousser, tout en le regardant droit dans les yeux.
"Vous ne bossez jamais ou quoi? Vous êtes injoignable, c'est rapidement chiant.
-Euh si je bosse, simplement que le jeudi en fin d'après-midi c'est souvent calme donc je ne suis pas au cabinet.
-Ah ok, super.
-...
-Bon sinon, on parle de quoi aujourd'hui?
-De toi.
-Vache, on ne va pas aller loin.
-Le boulot, ça marche?
-Ouais, j'ai passé les quatre jours de période d'essai, pris pour un mois, on verra après.
-Ça te plaît toujours autant?
-Oui, il n'y a plus l'excitation du début, mais bon, je fais mes chiffres, on est content de moi, voilà.
-C'est tout?
-Oui. Je ne vois pas la journée passer, pas le temps de m'apitoyer sur ma douleur ou de trop penser. Il n'y a rien.
-Et la douleur justement?
-Mes jambes me font mal comme jamais, j'essaie de ne pas y penser. Et le Dicodin me permet un peu de tranquillité?
-De la tranquillité, comment ça?
-J'en prends un le matin et un l'après-midi. Ainsi, très peu l'occasion d'avoir mal.
-Tu veux dire que tu n'as plus mal?
-Non, j'ai moins mal, mais c'est négligeable, habituel. Voilà."

Depuis le début de la séance il garde les bras croisés: fermeture à la conversation, je suis certain que je l'ai vexé avec ma dernière remarque. On se regarde dans le blanc des yeux, je n'ai pas l'intention de reprendre la parole.
"Et à part ça?
-Je ne sais pas, rien.
-La semaine dernière tu étais plus que satisfait de cette nouvelle expérience. On aurait dit un homme nouveau.
-Je sais. Chaque vente m'offrait de l'adrénaline, comme un shoot de je-ne-sais-quoi. Mais cette excitation est déjà passée, il me faut autre chose maintenant.
-Ce travail te confronte toujours autant au réel?
-Non. Bien au contraire, rien ne m'a jamais semblé aussi irréel. Je suis dans mon rayon, dans un décor qui reste le même plusieurs heures par jour. Je m'y déplace, presque en le survolant, à la recherche de clients, je déblatère mon speech en humain-robot, et voilà. Il n'y a rien, aucune émotion, aucune pensée. Pour rien, pour personne, je me sens vide.
-Rien d'autre ces derniers jours?
-Si, j'ai revu mon ex.
-Et alors?
-On arrive enfin à avoir des conversations d'adultes, sans se lancer de piques. Particulièrement moi, l'évolution est positive, comme vous le disiez dans votre foutu lettre au guignol du centre anti-douleur.
-Je te sens en colère, ou triste.
-Ne commencez pas. J'en ai marre de jouer. Au moins, j'ai pu récupérer deux livres, dont l'Amour dure trois ans.
-Au bout de combien de temps vous êtes vous séparés?
-Trois ans et deux jours, quelle ironie.
-Cela t'a fait plaisir de la revoir?
-Oui bien sûr.
-Alors pourquoi je te sens triste, ou en colère?
-Ah et puis j'ai pu récupérer un recueil de nouvelles d'Edgar Poe, dans lequel figure William Wilson, je vous en parlais justement la semaine dernière. Vous connaissez?
-Non, mais tu changes de sujet.
-Et vais continuer. Dans cette nouvelle, le narrateur se rend compte qu'il existe une autre personne qui porte exactement le même nom que lui, qui agit et pense de la même manière. Et pourtant, d'après mes lointains souvenirs, il n'y a aucune possibilité de savoir s'il s'agit de paranoïa, de fantastique pur et dur, ou alors de prémices de schizophrénie, plutôt de folie puisqu'au XIX° la psychologie n'existait pas encore.
-Pourquoi parler de folie alors? Poe n'écrivait plutôt que du fantastique, non?
-Exact, mais dans certaines nouvelles de style policier-fantastique, il s'intéressait beaucoup à cette science dont j'ai oublié le nom, qui permettait en l'occurrence de déterminer le caractère et les capacités d'un individu en fonction de la morphologie générale de sa boîte crânienne.
-Oui, la phénomo...
-La phrénologie.
-Oui voilà. Mais puisque cela reste du fantastique, pourquoi cherche à tous prix à déterminer une explication. C'est bien le principe du fantastique, qu'il n'y ait rien de rationnel, rien à expliquer. Tu m'as souvent dit toi-même que décortiquer un texte, et plus particulièrement de la poésie, te débectait, alors pourquoi chercher une explication à cette nouvelle?
-Je ne sais pas. Parce qu'il faut que je sache, parce que finalement, il y a toujours une explication tangible, quand bien même elle serait strictement personnelle et pourrait être facilement démentie par qui que ce soit. Dans le cas présent, ce pourrait très bien être les prémices d'une folie, cette impression de double.
-Quelle importance de trouver une explication, c'est du fantastique, toute la nouvelle n'aurait plus aucun sens.
-Et alors? Même pour un roman, la vie en général, la chute est logique, prévisible, identique pour tout le monde. Les choses doivent simplement être remises dans l'ordre.
-La fin, toujours la fin?
-Exactement.
-Suivant ta philosophie générale de la vie, ça peut se comprendre. Mais alors, quel est le but? Tu es bien d'accord pour avancer que nous ne sommes pas en vie pour rien?
-Oui, mais la finalité reste la même. Vous m'avez parlé d'espoir au début de nos entretiens, que l'espoir était en quelques sortes une donnée que je n'avais pas eue.
-Oui.
-Je n'en ai pas plus aujourd'hui. J'arrive certes à enchaîner mes démons, à contrôler mon impulsivité, presque même à me projeter dans l'avenir. Mais voilà, putain.
"
Il me regarde avec ce sourire plein de compassion qui me file parfois envie de le cogner. Ce coup-ci, je commence à pleurer silencieusement. Les larmes roulent sur les joues et viennent mourir sur ma lèvre inférieure. Le sel de la souffrance à l'état brut.
"Qu'est-ce qu'il y a Mike?
-Bordel, ça fait presque six mois que je suis vos conseils à la con. Je suis clean, j'ai trouvé du boulot, je deviens un parfait petit robot.
-Mais?
-Personne ne se rend compte des efforts que j'ai fait, du combat de chaque instant. Et puis merde, qu'est-ce que j'y gagne finalement? Je ne me suis jamais senti aussi seul et malheureux. Il y a un an, lorsque je me bourrais de cachets et de vodka, j'étais au moins tranquille. Maintenant, je ne sais pas plus ce que je veux, qui je suis et où je vais.
-Parce que tu acceptes peu à peu d'être comme tout le monde, d'avoir les mêmes désirs. Je crois que tout s'appuie maintenant sur le fait que tu ne saches pas ce qui est le mieux pour toi. Effectivement, soit être seul et jouir de cette volonté de puissance infantile qui te plaisant tant, soit accepter de vouloir être heureux, t'autoriser à l'être surtout, sans toute cette culpabilité et ces défenses que tu as toi-même, inconsciemment bien sûr, élaborées."

Je serre les dents en sentant que je commence de pleurer silencieusement.
"Qu'est-ce qui touche à ce point?
-Allez vous faire foutre.
-Dis-moi.
-Je vous ai dit d'aller vous faire foutre. Vous connaissez la souffrance peut-être? Putain! J'en ai marre de cette lutte de merde. Personne n'a idée de ce que j'ai accompli ces derniers mois, j'ai pourtant tout perdu. Et vous vous ramenez encore une fois avec vos conseils à la con et votre moralité à deux francs sur les merveilles de l'amour et du bonheur.
-C'est toi qui parles d'amour, pas moi. Et tu sais très bien que rompre le cordon ombilical t'était plus que nécessaire.
-Oui. De même que d'arrêter de boire et de prendre des cachets à la pelle. Ça marche du tonnerre cette thérapie de merde, vous croyez que je vais rester ici pendant des années? Vivre au quotidien avec la douleur physique? Bordel, facile à dire quand on ne sait pas ce que c'est que de souffrir constamment. Et vos histoires d'Œdipe et de troisième terme à la con. Bordel, mais allez vous faire foutre. Qu'est-ce que j'y ai gagné dans cette putain d'affaire? J'ai toujours aussi mal au dos et ma jambe empire? Super. Je suis plus seul que jamais parce que je me suis rendu compte du mal que j'avais fait? Génial. Merde, dites-moi ce que j'y gagne, je n'aime pas plus les efforts inutiles que n'importe qui.
-Regarde-moi, ce ne sont pas des efforts inutiles. Tout viendra avec le temps, il faut que tu sois patient et que tu fasses les bons choix.
-Il n'est pas l'heure d'en terminer pour aujourd'hui?
-Tu as raison, mais une dernière chose.
-Non. Je vais régler ça à ma manière, finies les conneries. A la prochaine."


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