Des intellectuels libéraux et des lecteurs d’Atlas Shrugged nous livrent leurs sentiments à la lecture de La Grève, le roman d’Ayn Rand enfin traduit en français, par Sophie Bastide-Foltz, et publié ce jour par Les Belles Lettres. Ils sont professeur, comme Damien Theillier, essayiste comme Alain Laurent, sympathisant libéral, comme Lionel, ou encore consultant informatique, artiste, ou simple lecteur de La Grève. Ils livrent ici leurs impressions sur cet opus magnum.
Comment avez-vous découvert Ayn Rand ? Quel âge aviez-vous ?
Stéphane Geyres, consultant informatique, ayant vécu dans 5 pays sur 3 continents et connu l’aventure de la création d’entreprise : J’ai découvert Ayn Rand presque par accident, à un moment de ma propre migration intellectuelle vers le libéralisme – le vrai. En lisant de droite et de gauche, je constatais que ce nom revenait régulièrement. J’avais à peu près 47 ans, au bout de 10 années d’errance. Mais jamais je n’en avais entendu parlé auparavant. J’ai eu alors envie de la découvrir et j’ai attaqué Atlas Shrugged…
Alain Laurent, éditeur, philosophe et essayiste, auteur de Ayn Rand, La passion de l’égoïsme rationnel (Les Belles Lettres, 2011) : Je m’en souviens parfaitement tant ce fut pour moi un choc bienheureux. C’était au printemps 1985 alors que je venais de publier De l’individualisme. Enquête sur le retour de l’individualisme aux PUF – où il n’était pas du tout question d’Ayn Rand. François Guillaumat qui avait lu mon livre a couru me trouver et en me remettant The Fountainhead en mains m’a dit: « Vous devriez lire ceci ». Et je n’ai eu depuis de cesse que réparer cette impardonnable omission…
Lionel, membre du forum liberaux.org : Je ne sais plus si c’est en lisant Liberaux.org ou le Quebecois Libre que j’ai appris simultanément l’existence d’Atlas Shrugged et d’Ayn Rand. Je devais avoir 25 ou 26 ans. Ce qui m’a frappé, c’est de constater qu’un tel livre soit à ce point ignoré en France, au point qu’il n’en existe pas de traduction valable ! Je me suis un peu renseigné sur Ayn Rand mais j’ai fini par trouver le personnage presque trop caricatural, au point de nuire à son message.
Alyssa, une admiratrice d’Ayn Rand, présente ainsi sa découverte de la créatrice de l’objectivisme : J’avais 21 ans, j’étais à Londres pour mes études, et je n’avais pas beaucoup d’heures de travail. Comme j’ai toujours beaucoup aimé lire, j’ai fait la librairie du quartier. C’est tout à fait par hasard que je suis tombé sur ça, alors même que j’étais déjà libérale depuis longtemps (j’ai notamment participé à la campagne présidentielle d’Alain Madelin).
Solomos, membre du forum liberaux.org : J’ai découvert Ayn Rand grâce au blog de Simon Aubert que j’ai lui-même connu sur le forum de Liberté Chérie en 2003 quand je cherchais à retrouver des libéraux après la disparition de DL en 2002. J’avais adhéré à DL à 18 ans, je me sentais libéral depuis l’âge de 14 ans (élections européennes de 1997, liste commune RPR-DL )
En 2006 j’ai 23 ans et sur le blog de Simon Aubert j’entends parler d’une auteur de référence pour les libéraux et je note son nom dans un coin de ma tête. C’est en 2008 que je lis La source vive / The Foutainhead parce que c’est le bouquin que Simon avait conseillé. (il avait posté une photo de lui tenant le bouquin. Je trouve le bouquin génial. J’enchaine avec Hymne /Anthem et La vertu d’Egoïsme. J’aime beaucoup La vertu d’égoïsme, Anthem / Hymne est assez court et simple mais pas mauvais.
Et finalement en 2009, à 26 ans, je m’attaque à Atlas Shrugged / La Grève.
Sophie Bastide-Foltz, traductrice de La Grève : Je n’ai vraiment connu l’oeuvre d’Ayn Rand que lorsque Andrew Lessman m’a contactée. J’avais entendu parler d’elle, plus jeune, lorsque j’étais allée aux USA, mais je ne connaissais d’elle que le film qui a été tiré de la Source Vive : Le Rebelle.
(=S=), webmaster de catallaxia.net et de la catallogalaxie : Sur le forum libéraux.org, à l’âge de 26 ans.
Damien Theillier, Professeur de philosophie, président de l’Institut Coppet : Je l’ai découverte en lisant un extrait de The virtue of selfishness / La vertu d’égoïsme sur le web il y a déjà pas mal d’années. J’avais l’impression de lire du Aristote moderne, ce qui n’est pas banal. Certains passages de ce livre sont très proches de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Par suite, j’ai pu me procurer le DVD du film The Fountainhead / La Source vive (Le Rebelle, avec Gary Cooper) et m’en servir comme support d’un cours de philosophie sur l’éthique en classes préparatoires.
Écoutons enfin Thierry, artiste : J’ai découvert Ayn Rand assez récemment, sur le tard, en 2008 grâce au blog « schizodoxe.com » que je lisais alors assidument. J’avais déjà 35 ans. Jusque là, je me positionnais politiquement comme conservateur de droite mais portais un intérêt certain au concept de « liberté » d’un point de vue philosophique. La lecture d’Atlas shrugged a été une porte d’entrée à la découverte d’autres auteurs libéraux dont j’ignorais jusque là l’existence et au monde libéral en général.
Un livre à la fois engagé et réaliste, visionnaire, qui nous rappelle que ce sont les forces de l’énergie, du courage et de la liberté qui un jour, bientôt, auront gain de cause (Stéphane Geyres)
S’il vous fallait résumer La Grève en une phrase, que diriez-vous ?
Pour Sophie Bastide-Foltz, la réponse est sans appel : Résumer La Grève en une phrase ? J’en suis incapable , la combinaison des différents niveaux de lecture rend cela quasiment impossible à mes yeux.
Pour Alyssa, La Grève, c’est au final quelques entrepreneurs exceptionnels qui ne doivent leur réussite à personne d’autre qu’à eux-mêmes décident de disparaître.
Stéphane Geyres ajoute : Il s’agit d’un livre à la fois engagé et réaliste, visionnaire, qui nous rappelle que ce sont les forces de l’énergie, du courage et de la liberté qui un jour, bientôt, auront gain de cause dans cette lutte qui semble pourtant inégale contre la bêtise et le vil appétit de pouvoir pour le pouvoir.
Pour Thierry, La grève est une parabole philosophique qui permet de vous éveiller au fait que l’état n’est pas une évidence intemporelle mais une construction sociale facultative et parfois nuisible dont le moteur est la culpabilité morale.
Alain Laurent fait la réponse suivante : Je laisserais volontiers la parole à John Galt qui résume excellemment toute la philosophie de l’égoïsme rationnel irriguant le roman dans la maxime qu’il fait graver au coeur d’Atlantis: « Je jure sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle que je ne vivrai jamais pour le compte d’un autre homme, ni demanderai à quiconque de vivre pour la mienne ».
Écoutons Lionel : Résumer la Grève en une phrase… J’hésite entre « c’est bien fait pour vos gueules » et « lâchez-nous la grappe ». Dans un registre proustien : « Alors que le monde, devenu quasi totalement collectiviste, est en déliquescence et que les États-Unis sont également lancés dans une voie niant de plus en plus l’importance de l’individu, les rares véritables entrepreneurs honnêtes restants sont confrontés à l’alternative que leur propose un mystérieux inventeur : continuer de subir l’opprobre publique alors que leurs actions méritent le respect sinon les éloges ou refuser ce mauvais deal que leur offre la société et le rejoindre dans l’anonymat, abandonnant ainsi le monde au triste et inéluctable sort qui l’attend s’il persiste dans cette voie. »
Solomos : En une phrase, je dirais « Il va arriver au monde ce qu’il mérite ». C’est d’ailleurs dit dans le dialogue suivant:
»-What do you think is going to happen to the world?
-Just Exactly what it deserves.
-Oh, how cruel! »
Pour (=S=), qui a le sens de la formule, La Grève montre qu’il existe une race de gens hors du commun qui assument ses valeurs individualistes et ne veut pas servir les parasites.
Damien Theillier ajoute que l’objectif du roman est de montrer concrètement ce qui peut arriver à une société (à une civilisation ?) quand la réussite individuelle est discréditée, diabolisée par des bureaucrates collectivistes.
Parmi les personnages du roman, quel est celui dont vous vous sentez le plus proche ? Pourquoi ?
Stéphane Geyres ne se voit pas incarner l’un des principaux personnages du roman, mais plutôt un acteur – spectateur : Quentin Daniels, l’étudiant de l’université de l’Utah – je ne saurais avoir l’étoffe des Dagny, Francisco ou Hank. L’étudiant est discret mais il a compris, il est seul mais il a trouvé, discrètement il œuvre, il cherche, il étudie – mais à la fin il préfère faire la grève lui aussi.
Lionel : Je n’aurais pas forcément fait la même réponse à d’autres époques, mais aujourd’hui je dirais Ragnar Danneskjöld, en raison des actions qu’il entreprend. La position que prône et applique John Galt a tout de même une dimension sacrificielle qui rend le personnage presque irréel. Danneskjöld, de son côté, décide qu’il a le droit de reprendre par la force ce qui a été pris par la force. C’est une position que n’approuvent pas entièrement les autres protagonistes, même s’ils admettent sa légitimité. Et je pense que c’est une voie parfaitement justifiée, bien qu’elle soit impossible à défendre aux yeux du grand public (et que je m’abstienne de le faire).
Mais le même Lionel ajoute, un peu plus tard : En relisant cette réponse, je me dis qu’en fait, il est difficile de se sentir « proche » de ce personnage, tant il intervient peu en personne. Parmi les véritables protagonistes, c’est plutôt Francisco d’Anconia dont je me sens le plus proche, notamment lorsque, excédé par la bêtise et la courte vue des gens qui l’entourent, il se lance dans une défense de l’argent et de la monnaie… (alors qu’évidemment, son discours est parfaitement inutile et qu’il le sait).
Ayn Rand est une conteuse formidable, qui sait tisser la toile d’une histoire. Si le mot story-teller dont se gargarisent les critiques littéraires a un sens, c’est bien celui-là. (Sophie Bastide-Foltz)
Alyssa : Il est difficile de se sentir proche des personnages de ce roman, tant ils sont soit héroïques soit maléfiques. C’est une sorte de conte pour adultes : il y a le prince, la princesse et le méchant sorcier. Et pourtant c’est tellement réel : ces caractères exagérés ne sont rien d’autre que le reflet grossi mille fois des traits de la société qui nous entoure.
Comme beaucoup, le personnage dont je me sens la plus proche est celui qui n’est pas extraordinaire mais se trouve du bon côté de la ligne morale : Eddie Willers.
Pour Thierry, le personnage d’ Atlas shrugged auquel je m’identifie le plus et dont je me sens le plus proche, c’est Hank Rearden, bien sûr. Lui, comme moi, découvre le libéralisme sur le tard. C’est lui qui est initié aux vertus de l’égoïsme tout au long du roman. C’est le personnage qui croit encore que les choses sont possibles dans un système administré, coercitif et étatiste et fait tout pour que son activité industrielle perdure malgré les contraintes. C’est un des derniers à faire « la grève », à hausser les épaules et à quitter le monde. En bref, c’est le demi-naïf du roman qui comprend confusément que quelque chose ne va pas mais qui est incapable de le rationaliser. C’est ce que j’étais avant de découvrir le libéralisme et tous ses aspects.
Solomos : Je me sens le plus proche de Hank Rearden parce qu’il a conscience d’être assailli par des pique-assiette et des hypocrites mais il a du mal à leur en vouloir. Celà dit, l’histoire est racontée de son point de vue donc c’est assez normal qu’on s’identifie à lui.
Même réponse pour (=S=), qui choisit Hank Rearden. Parce que c’est celui des « héros » qui parait le plus humain, trahissant dans sa lutte contre sa famille, une once d’humanité que les autres personnages n’ont pas forcément.
Damien Theillier : Fransisco d’Anconia m’amuse beaucoup par sa gaité et sa dérision. C’est un provocateur doué d’une ironie assez géniale. Sa manière à lui de faire la grève, c’est de ruiner par tous les moyens le système collectiviste et de ridiculiser les bureaucrates arrogants et prétentieux. Mais Dagny Taggart est l’une des plus belles héroïnes de la littérature moderne : humaine, intelligente, courageuse, incorruptible et attractive. Elle est un exemple rare, en littérature, d’une vie dont les actions illustrent la logique propre au libre marché. Elle comprend le sens de la responsabilité personnelle et du choix. Elle vit par ses propres moyens et pour ses propres valeurs.
Alain Laurent fait une réponse analogue : Peut-être finalement Dagny Taggart, avec cette force perpétuelle de caractère et cette indomptable énergie; elle a compris l’essentiel d’elle-même dans sa pratique professionnelle et son « sens de la vie » bien avant de rencontrer John Galt.
J’ai été médusé, fasciné. (Damien Theillier)
Quelle a été votre réaction à la lecture du discours de John Galt ?
Alyssa est la plus emballée par le discours. Ecoutons-là : Je me suis dit qu’ici et maintenant, les gens se moqueront, mais qu’un jour ce sera l’équivalent de la déclaration des droits de l’homme de 1789. Ça prendra peut-être 500 ans, mais le mal ne peut pas triompher indéfiniment : son caractère est tel qu’il s’autodétruit. Il ne peut exister de stabilité dans un système qui détruit ses propres moyens de subsistance. Aujourd’hui les régime sociaux-démocrates sont au bord de la faillite, mais — pour prendre une métaphore tirée d’Atlas Shrugged — au lieu d’arrêter le train on y accole une locomotive à vapeur. Quand les passagers mourront, je crains qu’au lieu de reprocher à Kip Chalmers sonintervention ou à James Taggart de ne pas avoir modernisé le tunnel, on reprochera à Nathaniel Taggart d’avoir construit un mauvais tunnel.
Pour les autres lecteurs, les réactions sont pour le moins contrastées. Stéphane Geyres, par exemple, dit : Pour été honnête, ma réaction a été très mitigée. D’abord, 70 pages, ou 3 heures dans le livre, c’est bien trop long. C’est anti-communicant, peu didactique. Certains passages sont complexes et assez alambiqués, les messages très subtils. Le personnage est très arrogant, il a raison sur bien des choses, mais il est inaccessible – il est hors d’atteinte.
Les messages de fond sont bien évidemment pour l’essentiel ceux du bon sens et de la liberté, et à ce titre les passages du texte où les sujets sont abordés plus directement font de ce passage un manifeste politique – sauf pour la communicabilité. Par contre, du point de vue de l’histoire, du scénario, il tombe à pic, sonne la marque du virage de l’histoire et donc de la victoire, sa symbolique est très forte. Mais une version en 10 pages ne m’aurait pas dérangé !
Solomos, dans la même veine, ajoute : Pour avoir déjà entendu parler et lu des passages du discours de John Galt, il n’y a pas eu d’effet de surprise et je trouve même que le discours fait doublon avec le reste de l’oeuvre. Pour moi, il n’est pas absolument nécessaire.
Idem pour Alain Laurent : Réaction première donc: que c’est long, abstrait, et répétitif ! Heureusement, c’est fort loin de n’être que cela !
(=S=) résume même ce sentiment en une phrase : Le discours de Galt m’a procuré… une grosse envie de sauter le passage !
Pour la traductrice, Sophie Bastide-Foltz, Ma première réaction à la lecture du discours de Galt ? Trop long, mais il mériterait presque de faire l’objet d’un tiré à part.
Lionel, en revanche, retient surtout le fond du message : A vrai dire, avant de lire Atlas Shrugged, j’avais lu que le livre comportait quelques morceaux de bravoure, des ovnis littéraires, dont ce discours, que j’attendais donc impatiemment. Le seul mot qui me vient à l’esprit pour décrire sa lecture est « jubilatoire ». Étant donnée l’absence totale de représentation de ces idées dans les media et la culture en France, il était vraiment jouissif d’imaginer cette situation dans laquelle le monde part à vau-l’eau sans que les dirigeants n’y puissent rien (comme actuellement d’ailleurs) et où tous seraient forcés d’entendre enfin ce genre de vérités.
Je me suis trouvé (globalement) en accord avec les thèmes développés par John Galt, en particulier avec le fait que chacun doit avoir conscience qu’il a la responsabilité de sa propre vie et à quel point exiger le sacrifice de l’individu au nom de la société est le mal.
La thématique qui m’a le plus touché est celle de l’égoïsme, et de sa présentation non seulement comme un moteur de la prospérité et du progrès, mais encore comme une vertu. (Alain Laurent)
Damien Theillier ajoute : J’ai été médusé, fasciné. Beaucoup trouvent ce morceau de bravoure trop long et didactique. Mais pour ma part j’ai beaucoup aimé le fait que, pour Ayn Rand, la clé du problème est philosophique et morale. La crise de civilisation qui est décrite dans ce roman et que nous voyons devant nos yeux tous les jours (la réalité rattrape la fiction) est une crise de l’esprit, une crise intellectuelle. Et c’est exactement ce qu’explique John Galt dans son discours.
Pour Thierry, le discours de Galt, c’est un concentré de la philosophie Randienne ; c’est le véritable dénouement de l’œuvre, le passage qui vous déniaise.
Parmi les thématiques – nombreuses – que le roman aborde (l’entrepreneur, le courage, le progrès scientifique, la jalousie, l’entraide, l’égoïsme, la symbolique, …), quelle est celle qui vous touche le plus ? Pourquoi ?
Pour Stéphane Geyres, c’est l’entrepreneur qui vient tout de suite à l’esprit, c’est lui l’emblème, le cœur de toute société – j’ai grandi dans un milieu d’entrepreneurs – et de nos jours ce rôle est vitupéré hors de toute mesure de sa nature humaine, son caractère fondamentalement humain. Mais il y a un autre thème à mon sens, qui me touche car il me semble ô combien d’actualité : la résistance. Quoi ? Un peuple entier, une planète même, pays après pays, serait mise sous hypnose sans que quiconque n’ose résister… Heureusement, il y a les héros… Mais on voit en filigrane, tout au long du livre, que chaque « petit » lui aussi résiste, un peu. Et c’est là l’espoir.
Alain Laurent : L’apologie de l’égoïsme, dans la version « rationnelle » que lui donne Rand. C’est là son apport le plus singulier, innovateur, philosophiquement fort, et si frontalement anti- »politiquement correct ».
Lionel ajoute : je pense que la thématique qui m’a le plus touché est celle de l’égoïsme, et de sa présentation non seulement comme un moteur de la prospérité et du progrès, mais encore comme une vertu. Cela m’a amené à analyser mes propres positions (religieuses, politiques…) pour arriver à en faire une synthèse personnelle satisfaisante.
Sophie Bastide-Foltz : Parmi toutes ces thématiques, (vous oubliez l’amour !) ce qui me touche le plus est au fond qu’elles soient toutes réunies dans un même ouvrage. Même si la langue de Rand n’atteint pas les sommets de celle d’un Faulkner ou d’un Melville, loin s’en faut, Ayn Rand est une conteuse formidable, qui sait tisser la toile d’une histoire. Si le mot story-teller dont se gargarisent les critiques littéraires a un sens, c’est bien celui-là.
Thierry : Le thème qui me touche le plus est très certainement l’égoïsme rationnel Randien; c’est lui qui conduit au bien commun réel. L’égoïsme de Rand, c’est la main invisible d’Adam Smith, c’est l’antithèse et l’antidote des valeurs de sacrifice ou de solidarité utilisées par les institutions d’état comme moteur de la culpabilité morale qui permet de justifier toutes les coercitions.
Solomos : Ce qui me touche le plus comme thème, c’est la jalousie de ceux qui présentent le renoncement et l’altruisme comme une vertu. La psychologie des héros n’est pas intéressante, elle est trop simple. Au contraire, c’est la psychologie des « méchants » qui est l’élément le plus intéressant, la façon par laquelle il se donnent bonne conscience et culpabilisent les autres.
Pour (=S=), l’idée fondamentale de La Grève, c’est la résolution. Parce que cela rend les personnages aussi fascinants qu’effrayants, dans leur intégrisme chevaleresque.
Pour Damien Theillier, c’est tout simplement la thématique de la grève qui le marque. C’est pour cette raison que j’ai aimé le choix du titre français du roman. C’est le cœur même de l’intrigue : un appel à la résistance à l’oppression (passive ou active). C’est une belle illustration moderne du droit de résistance tel qu’il a été défini par la scolastique médiévale, par John Locke au XVIIe siècle, puis par la Déclaration des Droits de l’homme de 1789. Les révolutions sont souvent sanglantes. La révolution imaginée par Ayn Rand dans La Grève, est différente : son héros n’est pas un chef de guerre mais un ingénieur.
Pour Alyssa, enfin, c’est indubitablement, la lutte du bien contre le mal, des méritants contre les ingrats, des justes contre les pillards. La Grève montre bien que les pires ennemis du capitalisme sont les mauvais patrons, et que sans eux, jamais les étatistes ne pourraient exercer leur oppression. Un homme qui n’a pas de morale ou de logique peut bien être libéral en apparence, il ne fera pas avancer la cause du libéralisme, bien au contraire. Un socialiste ou même un communiste qui a un bon fond moral et une solide logique lui est bien supérieur : un jour, il viendra nécessairement à l’idéologie de la vérité, par simple honnêteté intellectuelle, et il la défendra avec autant de ferveur. Ça se voit d’ailleurs dans la vie de tous les jours : quel libéral ne connaît pas des libéraux qui se conduisent comme des socialistes tout en crachant dans la soupe, et des gauchistes et des droitistes affirmés qui vivent cependant selon de solides valeurs libérales ? Si vous rencontrez un communiste qui refuse les aides d’Etat, donne (s’il le peut) du travail utile plutôt que de l’argent, défend les intérêts non pas du vague prolétariat mais de prolétaires bien définis dans leur vie quotidienne, alors vous avez devant vous un libéral qui s’ignore. Il est peut-être bien plus libéral que vous !
Est-ce votre oeuvre préférée de Rand ? Pourquoi ?
Stéphane Geyres : Non, j’ai lu aussi Anthem et vu le film The Fountainhead – les deux en anglais – et j’ai mieux aimé Anthem. Atlas Shrugged / La Grève reste selon moi un livre inutilement gros, très lourd de style et très alambiqué. L’histoire est une grande idée, mais le style n’est pas à la hauteur. Par contre, Anthem, certes plus court, m’a semblé plus original dans son thème, son approche, un message plus net, moins confus, en probablement plus fort de ce fait. Bien sûr, moins improbable, mais cela semble secondaire.
Lionel : C’est le seul d’Ayn Rand que j’ai lu. The Fountainhead (La Source vive) est dans ma liste de livres à lire depuis quelques années…
L’idée fondamentale de La Grève, c’est la résolution. Parce que cela rend les personnages aussi fascinants qu’effrayants, dans leur intégrisme chevaleresque. (=S=)
Solomos : Mon oeuvre préférée reste The Foutainhead / La Source vive. Peut-être parce que je l’ai lu en français, mais je crois aussi qu’il y a un coté trop démesuré dans Atlas Shrugged et une volonté de faire une histoire sur mesure pour y plaquer la philosophie voulue. Et les personnages ne sont pas assez attachants, le style est trop démonstratif et distanciant.
Alain Laurent : Je demeure partagé entre La Grève dont j’apprécie tellement le côté « suspense » et l’idée formidable du « Galt Gulch », du repaire en forme d’utopie concrète où Galt et ses compagnons fomentent l’écroulement du système – et La Source vive, plus authentiquement individualiste et plus littérairement accomplie à mon sens que La Grève. Si je devais absolument choisir, ce serait peut-être La source vive !
Alyssa : Je pense que La Grève est bien sa meilleure, même si les explications qui peuvent se trouver dans ses ouvrages plus théoriques sont très intéressantes. La raison est simple : elle a osé poser la première pierre de la défense d’une majorité opprimée que personne ne défend, celle des contributeurs nets. La notion de contributeur net est fondamentale, car si presque tout le monde est contribuable, ne serait-ce qu’en TVA, seuls 65% à 70% des foyers paient à l’Etat plus qu’ils n’en reçoivent.
(=S=) : Oui. Parce que l’environnement du roman est plus prenant que celui de The Fontainhead / La Source vive, avec des passages éblouissants comme l’accident de train, et que la quête du fossoyeur par Danny Taggart est menée par moment comme un roman policier.
Damien Theillier : Comme philosophe, je suis plus intéressé par les travaux théoriques d’Ayn Rand qui développent, avec des arguments philosophiques, les principaux thèmes abordés dans ses romans. Cela dit son talent d’écrivain (d’œuvres de fiction) est certainement supérieur à son talent de philosophe. Dans ses essais, elle a tendance à jeter un peu vite l’anathème sur tous ses prédécesseurs, sans les avoir bien lus, ce qui est assez agaçant… Mais il faut lui reconnaître un talent pédagogique incomparable et un ton iconoclaste qui tranche avec le discours académique lénifiant et creux de la plupart des philosophes du XXe siècle.
Thierry : Je n’ai pas vraiment d’œuvre préférée de Rand. Ce qui me plaît dans les romans de Rand, dans La grève ou La source vive, c’est la radicalité des personnages, leur abnégation. Mon personnage préféré reste Howard Roark, personnage principal de La Source vive, le plus radical et excessif de tous, à mon avis. Parmi les œuvres non-fictionnelles de Rand, il faut lire « la vertu d’égoïsme ».