Quand l'emblématique quotidien de gauche, Libération, décide de consacrer un numéro spécial à chaque candidat aux primaires, il n'y va pas de main morte sur la couverture. La première de ces éditions spéciales, consacrée à Martine Aubry, a déchaîné les commentaires sur Internet, et la deuxième, parue ce jour et consacrée à Ségolène Royal, ne fait pas retomber la pression.
La raison ? Une intuition esthétique pour le moins particulière. Chaque candidat a droit au même traitement : l'ovale de son visage découpé et comme jaillissant d'un fond noir d'encre ; la peau maladive, pâle voire verdâtre ; un maquillage très (trop) prononcé se détachant sur cette base blafarde. Film de zombie, Famille Adams, Joker de Batman, les connotations évoquées par les commentateurs ne sont jamais très positives.
Si le but était de faire parler, c'est réussi. Mais il y a bien des façons de faire parler, et celle qui a été ici choisie n'est clairement pas à l'avantage des principaux intéressés, les candidats. Pourquoi ce choix ?
En cherchant une explication de la rédaction de Libération, j'ai trouvé cet article publié après publication de la première couverture. Ses auteurs commentent, mi-spectateurs, mi-satisfaits, le buzz provoqué, et le désagrément de Martine Aubry, qui ne serait pas " une cliente facile " (sic) pour faire des photos. Pour toute justification, ils renvoient au credo du photographe, Yann Rabanier, dont l'objectif serait de " faire ressortir le masque que toute personnalité politique adopte, selon lui, en public et que la photographie révèle. [...] Rabanier vise la neutralité et la force du regard. ". Noble objectif, bien qu'un peu absurde : quelle vérité, quelle " neutralité " espère-t-on révéler avec un dispositif aussi artificiel, qui " cadavérise " littéralement ses victimes ? Un visage ne prend sens que dans un corps, un visage ne fait sens qu'animé. Il n'y a rien de plus reconstruit, a contrario, que ces photographies.
Puisqu'il n'y a pas grand chose à tirer des explications de Libé, spéculons un peu de notre côté. Cette idée d'un masque que l'on prélèverait, presque contre leur gré, à tous les candidats quels qu'ils soient, met le quotidien dans la position du naturaliste qui collectionne les trognes de prétendants (radicaux-)socialistes comme d'autres les papillons. Ces visages cireux et morbides ne sont d'ailleurs pas sans rappeler l'œuvre d'un taxidermiste. Libé ausculte et met au même niveau tous les candidats ; on pourrait s'en féliciter dans l'optique d'une égalité de traitement pas toujours respectée par ailleurs ; mais il y a ici quelque chose en plus, la volonté, peut-être inconsciente, d'exprimer une supériorité du journal sur ses interviewés du jour.
Ces couvertures m'évoquent en effet immédiatement une autre image : celle du pilori, d'où l'on ne voit justement jaillir que le visage (et les mains) du supplicié. Le fond noir évoque de son côté quelque chose de caché, de carcéral, où seraient détenus les candidats. Amochés, sadisés par un des principaux journaux de gauche, qui leur met d'une certaine manière la tête au carré en en publiant le strict ovale.
On ne pourra pas accuser Libération de favoriser son propre camp. Tentative toute plenelienne de " penser contre soi-même ", ou illustration d'une certaine haine de soi ?
Romain Pigenel
Et vous, qu'en pensez-vous ?