Tout le monde n’affronte pas l’existence dans une telle nudité. Certains se trouvent des alliés substantiels pour peupler le vide des jours. Bien loin des musiques tapageuses destinées à masquer les silences des conversations, en voici un plongé dans un livre. Peut-être fait-il partie de ceux qui se servent de la lecture comme d’un alcool auquel aucun réveil difficile ne succèdera. Lucide sur sa vie qu’il sait être terriblement banal, il demandera aux mots d’anesthésier une telle lucidité. A moins qu’il ne fasse partie de ceux qui ont entamé des études littéraires, auquel cas il se transformera, de gré ou de force, en chasseur de procédés. Il saura expliquer, commentaire de texte et dissertation à l’appui, pourquoi Flaubert a un style particulier et original qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. En poésie, il soulignera les enjambements chez Verlaine, les allitérations chez Mallarmé, détruisant tout mystère et toute magie par la simple analyse. Bien entendu, il est un peu au courant de qui s’écrit aujourd’hui même si ce n’est plus, selon lui, du niveau de ce qui s’écrivait autrefois. Là où certains s’abrutissent quotidiennement par leur dose d’images, lui s’abrutit par sa dose d’histoires et de mots. Il ne se reconnaîtra jamais dans Madame Bovary, lui qui lui ressemble pourtant. A la question « Les livres sont-ils faits pour nous évader ? », il pèsera le oui et le non – comme l’exige la sacro-sainte dissertation – avant de faire emporter ce dernier. Il se moquera de ceux qui cherchent des dérivatifs dans des loisirs bien peu nobles à ses yeux sans jamais avoir l’idée qu’il est, lui aussi, concerné. Devenu enseignant, il sera effaré de constater le niveau des élèves et ne comprendra pas qu’ils ne soient pas sensibles à la prose de Maupassant ou de Zola et est-ce si étonnant de la part de quelqu’un qui parle de ses premières années d’étude sur le mode de l’excuse. A l’époque, il était si jeune, affirme-t-il, comme si c’était une maladie grave dont il est à présent guéri et personne ne le contredira maintenant qu’il a un métier et qu’il est quelqu’un. Faisons-lui confiance, il finira bien par s’adapter au niveau des élèves, il se fera une raison et son pragmatisme l’emportera. D’ailleurs, tout cela est si loin et ce qui l’occupe à présent c’est l’enfant qu’attend sa femme, elle aussi enseignante, les traites de la maison qui s’échelonnent sur trente ans.
Il ne sera, au fond, guère différent de celui qui aura entamé des études de musique. Disséquant dans telle partition, l’usage rigoureux que fait Haydn de la forme sonate, pointant chez Bach le jeu de la tonique et de la dominante, il saura très vite nommer la gamme des harmonies de l’âme et de ses émotions que la musique exprime avec des notes, là où d’autres le font avec des mots. Comment ne pas entendre la tristesse teintée d’amertume dans cet andante de Mahler ? L’atmosphère subtile, légère et éthérée de ces mesures de Debussy ? Evidemment, et peut-être qu’il le sait, la musique n’a rien à voir avec tout ce bavardage. On n’échange pas des notes contre des mots – sinon la musique serait inutile. Et tout le problème, c’est que justement il est bien difficile de parler de la musique et qu’en fait, rares sont ceux qui savent en parler. Mais, comme tant d’autres, ce qui n’est vécu au départ que comme une simple concession nécessaire à l’institution se mue tôt ou tard en habitude puis en certitude. On renonce à la passion initiale qu’on relègue au rang de souvenir. L’institution s’appuie sur des vocations mais n’a pas pour rôle de les transformer en génie. Elle rationalise des élans pour pouvoir les lancer dans le monde du travail. Qu’on ne lui demande pas de répondre à nos questions existentielles, elle n’est pas là pour cela et, au fond, nous le savons tous très bien. Peut-être même qu’il n’y a personne pour y répondre et cela nous préférons ne pas le savoir.