Le haut des arbres et des maisons est cloué au ciel. L’air est si dense que le moindre mouvement confine à l’offense ou au miracle. C’est l’après-midi. La sève bat son plein. Elle distille de la langueur le jour et de l’insomnie la nuit. Les feuilles se teintent d’un vert monstrueux, presque obscène pour lequel elles paieront plus tard. Pour l’instant, inconscientes de la démesure, elles s’enivrent du fracas des projets sur la torpeur estivale.
Je suis assis à l’ombre et je regarde au loin les hommes qui tirent un coin du ciel pour faire tomber les nuages. Je ne peux m’empêcher de sourire. Moi qui rêve de prendre l’éternité au piège d’une hésitation, j’ai devant moi une simple esquisse de provocation. Et pourtant. Je suis secrètement jaloux de les voir ensemble. Je les entends rire bruyamment à chaque fois qu’un nuage tombe à leurs pieds. Leurs vêtements blancs transpercés de lumière les assimile à des êtres diaphanes descendus sur terre le temps d’un jeu. C’est un fragment instable de paradis qui s’offre en spectacle.
Lorsque les nuages touchent terre, ils font un bruit sourd, rebondissent deux ou trois fois puis se désagrègent en d’épaisses volutes qui s’éternisent en l’air, semblant danser un court instant avant de sombrer définitivement. Les géants déchus s’offrent le luxe d’une dernière grâce qui vient toucher les fils des nuages dont les mouvements ralentis semblent reproduire une geste antique. Le temps semble devenir le complice d’un sacrifice.
Je ne devrais pas être jaloux. Prendre au piège les nuages, je sais le faire aussi – même si c’est tout autrement. J’ai juste à lever la tête et regarder au-dessus de moi. Avec mes yeux bleus, je contemple le ciel et la cohorte des êtres qui la traversent. Et c’est alors que le petit miracle se produit : mes yeux se nuagent. De larges traînées blanches se mettent à traverser mes deux éclats d’azur. En fermant les yeux, je scelle un égarement et les nuages me montent à la tête. Je me sens tout léger, comme sur le point de m’envoler et je m’allonge sur l’herbe pour ne pas perdre contact avec la terre. Je garde les yeux fermés (sinon les nuages se sauveraient !) et je sens un vent me pousser très loin hors de moi-même. J’ai la tête qui tourne car mon corps résiste au flux d’éther qui traverse à toute vitesse mes artères.
Mes artères, ce sont des couloirs que les vents empruntent ! Ils s’y engouffrent et viennent bouleverser mon être. Paradoxe : si je souffre, c’est que tout va se ralentir. Alors que mon sang, lui, il bouillonne, il refuse ! C’est le mal des nuages, on ne peut pas faire grand chose – si ce n’est attendre que ça passe. Comme un nuage dans le ciel. Atteindre l’impassibilité de là haut. Plus qu’un vœu pieux, bientôt une réalité.
L’alchimie qui transforme l’esprit en nuage, vous connaissez ? Non, bien sûr, vous n’avez pas été initié. Il faut respirer lentement, se tenir au bord du souffle primordial, aider l’élément aérien à l’emporter sur l’élément terrestre. Puis basculer. C’est-à-dire s’élever. Ne surtout pas regarder en bas son corps laissé à l’abandon. Puisque corps on redeviendra en s’élevant. L’esprit s’épaissit au fur et à mesure de son ascension. Le moindre regret noircit. Et alors ce serait fini. Il faudrait aller cracher son dépit sur une terre humide. On ne souhaiterait pas un tel sort à son pire ennemi.