Magazine Beaux Arts

Les fleurs de l’enfer et la magie de l’écran (Paolo Gioli 1)

Publié le 29 septembre 2011 par Marc Lenot

Pour une exposition des photographies 'Naturae' de Paolo Gioli qui ouvre à Rome (au Studio Orizzonte via Barberini) le 29 septembre (dans le cadre du Festival Romain de la Photographie; jusqu'au 28 octobre) , j'ai écrit ce texte pour le catalogue (publié en italien et en anglais), dont je publie ici le texte d'origine en français avec l'accord de l'éditeur.

Il n’y a plus d’Enfer.

Plus d’enfer ?

L’Enfer fut, jusqu’en 1969 la section de la Bibliothèque nationale de France où étaient conservés les ouvrages contraires aux bonnes mœurs, livres, gravures et photographies pornographiques et/ou érotiques, selon les définitions de chacun . Mais il n’y a plus grand-chose aujourd’hui qui puisse être décrété contraire aux bonnes mœurs, plus grand-chose qui choque, même si une certaine censure conservatrice militante est encore parfois aux aguets. Le sexe est devenu aujourd’hui quasiment un objet de consommation courante ; et les sexes, masculin ou féminin, sont visibles partout ou presque, sans faire ciller ni hurler quiconque ou presque. À des apparitions discrètes, cachées ou dissimulées derrière des prétextes artistico-historiques, a succédé une omniprésence affirmée sans complexes. Le sexe (féminin, car ici nous ne parlerons plus guère que de lui) a été de tout temps l’objet de célébrations, d’hommages, de glorifications. Et, d’abord, il a été nommé ; de l’Arétin à Brassens (et aussi avant, et aussi depuis) il a reçu des noms poétiques et des noms vulgaires, des noms tendres et des noms insultants. On a inventé, pour le désigner, l’adorer ou le chanter, les plus belles périphrases et les pires crudités. Il a été au sommet, au centre plutôt, de l’art du blason du corps féminin. La longue liste des noms donnés au sexe féminin se déploie dans nos dictionnaires, résonne dans les cours de récréation de nos écoles et emplit les bas-fonds de nos ports. Il se trouve d’ailleurs que bon nombre de ces noms ont des colorations horticoles, florales, végétales, agricoles : il est souvent question de jardin (ainsi le jardin clos du Cantique des Cantiques), de labour, de buisson (voire même de buisson ardent), ou de bourgeon (tumescent, évidemment). Nos poètes et nos voyous, qui sont parfois les mêmes, n’ont jamais manqué d’imagination en la matière.

De plus, non content de le nommer, on le montre, on le dessine, on le peint, on le sculpte. L’histoire de la représentation du sexe féminin commence sans doute avec la représentation symbolique des déesses-mères préhistoriques dotées d’une simple fente au centre d’un triangle. Elle continue avec l’image pudique et lisse, comme idéalisée, que les sculpteurs antiques donnent du sexe des déesses comme des mortelles. Après l’éclipse médiévale, les peintres des temps modernes reviennent à cette représentation à l’antique, assez conforme à l’anatomie, mais toujours épilée sous l’emprise du tabou de représentation des poils pubiens. Les premières représentations réalistes que je connaisse (en Occident tout du moins, car on en trouve bien plus tôt au Japon, loin du puritanisme judéo-chrétien) sont celles d’un dessinateur d’architecture visionnaire de la fin du XVIIIème siècle, Jean-Jacques Lequeu, qui, quand ses relevés d’édifice lui en laissaient le loisir, a commis d’étonnantes ‘Figures lascives’ dont la précision anatomique n’a rien à envier aux planches d’un dictionnaire médical. C’est à partir du milieu du XIXème que le réalisme triomphe en la matière : nombreux furent alors les artistes qui, délivrés de tout complexe, s’adonnèrent avec bonheur à la glorification de la vulve, et, avec Courbet, Rodin, Schiele, Klimt et bien d’autres jusqu’à nos jours, s’écrit alors un nouveau chapitre de l’histoire de la représentation du sexe féminin.

Les fleurs de l’enfer et la magie de l’écran (Paolo Gioli 1)Au moment même de cette ‘libération’ apparaît la photographie, d’abord « très humble servante des arts » (Baudelaire). Nous n’entrerons pas ici dans le vieux débat entre peinture et photographie, entre idéalisation et représentation du réel. Mais il est certain que l’invention de la photographie a aussi encouragé une pulsion voyeuriste qui s’est traduite par une ample production d’images se situant entre érotisme et pornographie (et par sa diffusion commerciale, sous le manteau). Le pionnier semble en avoir été le franco-américain Alexis-Louis-Charles Gouin qui réalisa les premiers daguerréotypes d’un sexe féminin. Parmi ses émules, le plus connu au XIXème siècle fut sans doute Auguste Belloc qui tira merveilleusement parti de la vision stéréoscopique, nous offrant l’illusion du relief dans des visions sexuées aptes à susciter une envie irrésistible d’avancer la main vers l’objet du désir et de le toucher. Aujourd’hui, innombrables sont les photographes qui ont saisi dans leur viseur le sexe de leur modèle, parfois jusqu’à l’obsession ; contentons-nous de mentionner Henri Maccheroni et sa série de deux mille photographies du sexe d’une femme.

Les fleurs de l’enfer et la magie de l’écran (Paolo Gioli 1)Avant d’en venir au sujet même de cette exposition, deux mots sur les fleurs et le sexe, fleurs du mal peut-être, fleurs de l’enfer, fleurs du désir. Alors que Georgia O’Keefe a peint de grandes fleurs sensuelles qui, aux yeux de tous (même si elle s’en est toujours défendue), semblent explicitement sexuelles, ornées de pétales humides comme des lèvres et de pistils dressés comme des clitoris, Nobuyoshi Araki, dans une démarche inverse, a photographié, lui, des sexes de femme comme s’ils étaient des fleurs. J’ai rencontré il y a peu une artiste britannique qui m’intéressait car elle avait fait avec sa bouche ce que Paolo Gioli fit avec son poing, à savoir des sténopés ; tout en me racontant la fable de sa vie , elle me confia que, plus jeune, elle avait réalisé quelques performances où elle s’était muée en soliflore : nue, marchant en équilibre sur les mains devant l’audience, avec un lys planté dans son vagin, dressé vers le ciel. Cette rencontre d’une fleur et d’un sexe féminin, cette transformation d’un sexe en vase, ce passage d’une frontière encore inexplorée me sont revenus en mémoire devant les photographies de Paolo Gioli que nous pouvons voir ici, sur ces cimaises ou dans ces pages.

Les fleurs de l’enfer et la magie de l’écran (Paolo Gioli 1)Regardons-les ensemble. Ce qui frappe de prime abord, c’est le cadrage serré, la vision frontale de ces sexes féminins plus grands que nature. Le choc visuel est total, nous sommes là au plus près, le nez dessus en quelque sorte, cernés de toutes parts, contraints de regarder, sans pouvoir nous échapper, sauf à refuser de voir, à fermer les yeux ; mais, même ainsi, dans une attitude de refus, de déni, d’effroi, l’image en restera imprimée sur notre rétine – elle resurgira même dans nos rêves. Je ne me souviens pas d’avoir jamais ressenti, adulte, une impression de gêne semblable, sauf peut-être en 2005 au Jeu de Paume dans une salle garnie de photographies de prostituées d’Amsterdam de Jean-Luc Moulène, lesquelles exhibaient leur sexe de manière tout aussi directe, et tout aussi dérangeante ; mais Moulène faisait là un travail politique et non poétique, il montrait des instruments de travail et non des autels.

Les fleurs de l’enfer et la magie de l’écran (Paolo Gioli 1)Peut-être, avant de regarder les photographies de Paolo Gioli, leur centre, leur sujet, doit-on d’abord, curieux, prudent ou gêné, laisser courir le regard sur les marges, sur les bords. Comme toujours dans les polaroïds de Gioli, le cadre semble découpé, déchiré, non fini, inabouti. On y décèle des traces de chimie, ou d’alchimie peut-être : Gioli conserve les ‘déchets’ du polaroïd, ce qu’on jette d’ordinaire, les bordures imparfaites, les étuis des produits chimiques. Montrer la ‘cuisine’ du photographe, dévoiler le processus en même temps que le produit fini, ne rien cacher des manques, des imperfections, des erreurs, c’est se placer d’emblée aux antipodes de la photo léchée, ‘bien faite’, trop bien faite. Comme Gioli transfère lui-même l’image de la pellicule polaroïd au papier au moyen d’un rouleau à main, et qu’il n’appuie pas toujours avec une force égale, on voit, en bas des épreuves, des petits espaces blancs, vierges, des indentations pointues, traces d’un manque, empreintes d’un vide. J’ai perçu ce détour visuel par les confins comme un moyen de nous aiguiser l’œil, de nous préparer à la confrontation avec ces femmes, avec ces sexes ; c’est une forme de mise en garde en quelque sorte, un avertissement discret : n’oubliez pas que ce que vous regardez là n’est pas un sexe, mais que c’est une photographie de sexe, faite de main d’homme. Ne vous laissez pas leurrer, emporter, confondre : un artiste est là, fut là, démiurge agissant tapi dans l’ombre.

Mais venons-en sans plus tarder aux femmes, à leurs sexes. Ce sont des femmes bien en chair que l’on voit là, modèles occasionnels, paysannes ou ouvrières de la plaine du Pô, dont on ne sait trop deviner l’âge, adolescentes ou femmes mûres, à la cuisse ronde, dont la blancheur des chairs émerge de l’ombre. Parfois la matière même de la photographie semble créer un effet humide, rendre la chair moite, perlée, au point de désirer la toucher, mais ce n’est là qu’illusion photographique, que mirage. On croit deviner des veinules, des marbrures de la chair, mais leur disposition surprend, semble artificielle : c’est qu’il s’agit en fait de l’empreinte des doigts du photographe sur la pellicule Polaroïd, de la réaction chimique de sa peau, de sa sueur avec les sels photographiques. On voit aussi des coulures jaunes, des stries orangées : ce ne sont pas des humeurs femelles qui auraient taché la pellicule, comme on pourrait d’abord le croire, mais ce sont des traces de l’assemblage de plusieurs feuilles photographiques une fois découpées. Là encore, la main du photographe est présente.

Ces femmes ne sont pas des déesses ni des nymphes sylvestres (d’ailleurs regarder une déesse ainsi dénudée nous aurait exposés, tel Actéon, aux plus grands dangers), ce sont des femmes ordinaires, au corps pas toujours parfait : le gros plan trahit ici ou là de petites irritations rouges de la peau, des traces d’épilation incomplète. Mais notre regard les rend belles, et attirantes. D’elles nous ne voyons ni la tête, ni les seins, ni les mains, ni les pieds, seulement le giron du nombril aux cuisses, avec, au centre, le sexe. Pas d’yeux, pas de regard en réponse au nôtre. Nous ne saurons rien d’elles, de leurs histoires, de leurs joies ou de leurs fardeaux, de leurs personnalités, nous voyons seulement leur chair, leur peau, leurs poils, leur vulve, répétée vingt-cinq fois, toujours identique et toujours différente. Car chacune est différente. Les plus jeunes, croit-on deviner, présentent des sexes entièrement épilés, enfantins et brutaux à la fois, évidents, trop évidents ; leurs mères ou leurs sœurs ainées exhibent des pilosités noires, frisées, fournies ou étiques, qui détournent d’emblée le regard d’une fixation immédiate sur leurs lèvres. Et à l’arrière-plan, toujours, le noir mystérieux de l’entrejambe.

C’est sur ce fond noir que se détachent les fleurs. Fleurs étranges s’il en est, que le botaniste le plus averti peine à reconnaître ; on devine ici la fleur d’un lys, royale, et là le pétale d’un anthurium, tropical. Y aurait-il aussi ce type d’iris qui se nomme, en latin, Hermodactylus tuberosus, le doigt d’Hermès, dont Paul-Armand Gette, artiste féru de botanique et de corps féminins, a fait ses délices ? Je ne le crois pas ; un doigt d’Hermès (ou de Mercure, plutôt) aurait pourtant été tout à fait pertinent pour titiller le sexe d’une jeune Italienne. La plupart des fleurs sont méconnaissables, impossibles à identifier : ce sont des chimères botaniques, des fleurs composées par l’artiste (à moins que ce ne soit par le modèle elle-même ?) assemblant comme un alchimiste végétal bribe de l’une et tige de l’autre, créant ainsi des monstres de la nature que nul n’a jamais vus ailleurs. Certaines fleurs sont à peine visibles, émergeant à demi de la pénombre, d’autres s’exhibent fièrement. Il y a là des fleurs pointues, qu’on devine dures, tendues, violentes, péniennes, et d’autres rondes, douces, tendres, ouvertes, qui offrent délicatement leur pistil au creux d’une corolle accueillante. L’ombre d’un pistil rouge et luisant comme un sexe de chien en rut se projette sur une cuisse, y dessinant comme un signe de possession diabolique, comme une marque de propriétaire. Mais aucune fleur ici n’est violente ni agressive, il n’y a pas d’épines de rose qui auraient fait jaillir une gouttelette de sang perlé, pas de fleurs vénéneuses, ni carnivores : serait-ce parce qu’elles auraient pu faire naître un dangereux fantasme de vagina dentata ?

Suite du texte demain.


Retour à La Une de Logo Paperblog