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Fragments

Par Deathpoe

Place Saint Jacques en début de matinée. Les douleurs sont insupportables, je ne puis me concentrer sur quoi que ce soit et entame une première boîte de codéine.
"Salut Mike, comment ça va?
-Très bien et toi-même? Ça tourne en ce moment?
-On a fait une belle journée mardi mais c'est un peu calme. Et toi, les cours?
-Ça ce passe, mais l'emploi du temps est trop léger, le travail me manque.
-C'est vrai ça te manque?
-Oui, vivement demain. On a un nouveau challenge, quelque chose?
-Je t'en parlerai demain, et je tiens au courant si je peux t'avoir des heures en plus.
-Très bien, à demain alors, passe une bonne journée.
-Merci, toi aussi Mike."

Le rayon micro-informatique est l'un des deux plus importants du magasin, et mon responsable le gère à la perfection, capable de cerner qualités et faiblesses de chaque membre de son équipe. Selon lui, l'une de ses principales qualités est de savoir s'entourer de gens compétents. Je m'étonne encore parfois d'avoir décroché ce poste.
Je commande un troisième café-verre d'eau. L'angoisse de la perte de soi. Plus aucune identité, seule la douleur est présente. Je ne sais plus où j'en suis. J'avale mes quatre derniers comprimés avant d'entendre la première sonnerie. Qu'il décroche, et vite.
"Bonjour, c'est Mike.
-Ah salut Mike.
-Vous auriez un créneau ce matin, disons, au plus vite?
-Attends je regarde; Oui, 10h40, ça te va?
-Parfait, à tout à l'heure."

Encore plus d'une heure à attendre. Il faut que je parte, que le parle, que je ne parte pas en vrilles. Pas tout de suite. A la moitié de la seconde boîte, j'ai toujours aussi mal. Ce n'est pas logique: mon corps n'est plus habitué à cette merde et les médocs auraient du par conséquent me soulager rapidement. Deux autres cachets avant de monter l'escalier de bois.
"Vous aviez raison finalement, c'est mieux avec de la lumière. Et bravo pour les plantes vertes, ça rend l'endroit plus vivant que jamais.
Autant j'avais pu remarquer sa tristesse au moment où je lui avais annoncé ma décision d'interrompre ma thérapie pour un temps, autant ses yeux sont à ce moment pleins de joie.
"Alors, que se passe-t-il?
-Je ne sais pas. Vous allez certainement me dire que la pause aura été brève, et je vous emmerde.
-Pas du tout, je respecte tes choix. Ta décision était une preuve de prise d'autonomie importante et je ne pouvais qu'en être satisfait. Comme je te l'ai dit, tu décides de revenir, je suis là. Tu penses à moi, je suis content.
-Forcément, du moment qu'on vous aime, c'est tout ce qui vous importe.
-Toi non?
-Pour vous ressembler et être aussi naïf? Non merci."

Une fois de plus, il n'est pas décidé à rentrer dans mon jeu.
"J'ai toujours ton livre, L'Etranger.
-Ah oui, vous le reprenez dès le début ou vous vous contentez toujours de la fin?
-Non depuis le début, mais assez lentement. D'abord parce que j'ai d'autres choses à lire, ensuite parce je ne peux m'empêcher de penser à toi à travers le personnage de l'Etranger.
-Arrêtez donc un peu de tout analyser et contentez-vous de lire.
-Et sinon, comment ça va?
-Je ne sais pas."

Avachi sur la chaise, une jambe posée nonchalamment en travers de l'autre, j'avais accompagné ma réponse d'un geste de la main, du genre c'est comme ça, pas autrement, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre?. Je le regardais droit dans les yeux en attendant patiemment qu'il dise quelque chose.
"Ton visage a réagi, tu l'as remarqué?
-Peut-être, je n'en sais rien. Et?
-Quelle tristesse dans cette mimique.
-Allez vous faire foutre.
-Dis-moi ce que tu ressens.
-De la dépossession, essentiellement. Et je crois que le pire est... de ne pas savoir quand toute cette merde, toute cette douleur prendra fin. Que mes efforts soient toujours vains. Il y a eu bien sûr de bons progrès ces derniers mois, j'ai trouvé un boulot, je contrôle mes excès, j'ai plus ou moins un but. Mais ce vide, putain, ce vide.
-Et sentimentalement?
-Impossible de savoir où j'en suis vraiment, je crois."

J'avale d'autres cachets en descendant les escaliers. Lis un message, y répond, termine la boîte avec une gorgée d'eau. L'après-midi, j'entame une troisième boîte. Dans le bureau de la thérapeute, femme du psychiatre, je m'allonge sur le matelas et m'installe confortablement.
"Tu parais plein de vie aujourd'hui. Apparemment tu n'as rien pris avant de venir, et ton regard est plein d'énergie.
-Merci, certainement parce que l'on a parlé un peu littérature. Là oui, je sens que je m'enflamme. Le reste du temps, je ne vois déjà plus personne, et ce n'est pas vraiment le genre de conversations que j'ai l'occasion d'avoir.
-Tu ne crois pas que tu as beaucoup trop de temps libre?
-Si, et jeudi dernier, par exemple, je n'avais rien à faire, je tournais comme un lion en cage, j'ai déconné.
-Comment ça?
-Herbe, alcool, codéine. Raide du début à la fin de la journée."

Pendant une vingtaine de minutes je suis habité d'une énergie exemplaire, développant des idées sur l'écriture et évoquant quelques auteurs. Forcément, on en vient à de choses plus personnelles, aspirations, sentiments, ce genre de conneries. Je réponds aux questions sans me presser, en mesurant mes mots le plus justement possible.
"Tu es encore plus beau quand tu souris. Pourquoi tu ne souris pas plus souvent?
-N'abusons pas des bonnes choses. Et allez-y doucement sur les compliments. Si vraiment je suis intelligent, beau et ai du charisme, je devrais avoir des dizaines de femmes à mes pieds, non?
-Si c'était ce que tu souhaites, peut-être.
-Comment savez-vous ce que je veux, je n'en sais rien moi-même.
-Alors pourquoi tu ne te lances pas?
-Parce que je déteste les efforts vains. Un minimum d'efforts pour un maximum de résultats, c'est ma devise."

Je prends le dernier bus pour rentrer chez moi, complètement fini, ailleurs, vide et dépassé. Je salue ma mère et m'enferme dans ma chambre, plongée dans le noir total. Je termine une quatrième boîte, roule un peu d'herbe et m'installe à mon bureau. Je ne sais pas ce qui a provoqué tout cela mais les faits sont là, et rien ne compte plus que les faits. Les bonnes intentions ne sont que de la poudre aux yeux. Méthodiquement j'efface un à un la plupart des numéros de mon répertoire: personnes que je ne contacterai certainement plus, personnes qui ne me répondront pas, et ceux qui ne m'auront pas entendu. Arrivé à la lettre F, je supprime. Continue, tellement facile. Lettre J, Jonathan, et j'appuie sur "supprimer le contact". Ce qu'il me restait d'espoir se transforme en rage et il m'est impossible de savoir si je perds conscience de mes actes ou si le temps me dépasse. Une dizaine de minutes plus tard, ma mère s'agenouille auprès de moi, en pleurs:
"Mais mon dieu Mike, qu'est-ce que tu as fait?! Tout ce sang, je vais appeler le SAMU.
-C'est rien, fous-moi la paix, juste des égratignure.
-Mais regarde tes jambes nom de dieu. Et si on n'avait pas été là, tu passais aux bras. Jusqu'où tu voulais aller? Tu crois que j'ai envie d'enterrer le seul fils qu'il me reste, tu es tout pour moi.
-C'est peut-être ça le problème, non? Maintenant laisse-moi tranquille, je vais nettoyer le sol.
-Hors de question. Et qu'est-ce que c'est ça? Je savais que tu avais replongé dans la codéine. Tu as tout pour être heureux.
-Ouais, toujours les mêmes conneries.
-Et tes yeux, mais qu'est-ce que tu as pris comme merdes encore? Et mon dieu, mais regarde tes jambes!"

Je ne prends plus connaissance de la réalité et m'enferme dans le silence tout en me laissant faire. Je reprends mes esprits quelques minutes plus tard, nu dans la baignoire.
"Alors t'as les idées bien en place maintenant?! Une autre douche froide ou t'as les idées en place maintenant? S'il le faut on va t'interner, je n'en peux plus, et ce sera pour ton bien. Alors t'as les idées en place maintenant?"
Je la regarde avec un sourire.
"Tente voir encore un peu d'eau froide, je crois que j'ai pas bien compris."
L'eau glacée coule sur mon visage et roule le long de mon dos.
"Encore?! Ou ça ira comme ça.
-C'est bon, laisse-moi me débrouiller."

Je me lève et enjambe la baignoire, dégoulinant d'eau, les muscles tendus, les yeux plongés dans ceux de ma mère.
"Hein que tu me détestes là? Dis-le que tu me détestes. Mais je t'aime, je fais ça pour ton bien. Pourquoi tu t'es mis dans un état pareil, je croyais que c'était fini. Mais parle-moi au moins!
-Oui, je te déteste. Et je n'ai besoin de l'amour et de la pitié de personne.
-Tout ça pour elle? J'ai vécu des choses bien pire que toi Mike. Pourquoi tu fais ça?
-J'ai qu'une envie c'est qu'on me foute la paix, je vais cloper."

Sous la nuit noire le ciel a l'air étrangement songeur. Je recrache la fumée de ma cigarette en croisant mon visage dans la porte vitrée. Tout est perdu d'avance, encore une fois, et prochain lancé de dés.


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