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« on a peur de sila qui donne les tempetes ! »les inuit ou la sagesse du territoire (9)

Publié le 11 octobre 2011 par Regardeloigne

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Je ne peux m'empêcher de faire ici une digression comparative et de voir les similitudes de la pensée inuit avec celle des Aborigènes d'Australie (au delà bien sur des différences de distance dans l'espace et le temps) . Comme celle des Inuit la mythologie aborigène doit être comprise comme un véhicule appliqué permettant de vivre dans le monde et ses transformations. Davantage, elle n'a de réelle substance que dans les expériences vécues, justifiant ainsi l'existence telle qu'elle est, et non pas telle qu'elle a été, ou devrait être. A l'instar du Grand Nord, un ethno-archéologue qualifiait le Désert de l'Ouest australien d'environnement le plus rigoureux jamais habité par l'homme avant la révolution industrielle; perception qui résumant fort bien le contexte écologique. L'eau, élément principal qui régit l'organisation du quotidien est rarissime. On ne la trouve que dans des crevasses rocailleuses ou des petits puits couverts de branchage dans le sable. En outre, ce n'est pas tant la rareté des averses qui rendait laborieuses les activités de ces nomades chasseurs-collecteurs, que surtout leur imprédictibilité, dans le temps comme dans l'espace. L'importance de l'eau dans la vie des Aborigènes pourrait être illustrée par de simples exemples linguistiques. Kapi, le terme local pour « eau », et ngurra, désignant le territoire ou les sites d'affiliations, pourront être employés indifféremment : ainsi la question « D'où viens-tu ? » est-elle également exprimée par « Quelle est ton eau ? ». Une démarche analogue régit la cartographie indigène : ce sont les points d'eau qui constituent le plus souvent les lieux nommés dans l'espace.
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Le savoir aborigène va alors s'exprimer par également un ensemble de cycles de chants et d'itinéraires mythiques, associés à des « pré-humains », qui traversent de larges parties du Désert de l'Ouest. Ainsi les Tingari sont un groupe de « pré-humains » dont les hommes naquirent déjà adultes, et qui voyagèrent en créant la morphologie géographique, vécurent des aventures, enseignèrent à leurs jeunes les secrets religieux, se reproduisirent selon les règles —mais commirent aussi des incestes—, chassèrent, cueillirent et campèrent; ils vécurent donc à la manière d'une société humaine .partout les tingari ont laissé des traces et des itinéraires. ..(La trace est essentielle parce qu'elle forge l'identité ; un enfant n'a de nom que lorsqu'il laisse une trace derrière lui et on reconnait quelqu'un a sa trace plutôt qu'à son visage). Chaque action des ancêtres eut donc des répercussions sur la configuration du paysage. Les lieux d'où ils émergèrent du sol devinrent des points d'eau ou des entrées de grottes ; là où ils marchèrent, s'écoulèrent des cours d'eau ; et les arbres se mirent à pousser là où ils avaient enfoncé leur bâton à fouir dans le sol.

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Les habitants du Désert de l'Ouest ont ainsi un terme propre, Tjukurrpa,(que nous traduisons par Dreamtime, Le Temps Du Reve) qui désigne un ensemble de structures et pratiques sociales . Le Tjukurrpa, inclut les catégories du mythe, du rituel, de la cosmologie et des origines des manières de faire et de penser, se révèle un concept par lequel l'essence des choses est présentée et définie par leur existence. De ce fait, il n'est pas seulement histoire et cosmogonie, mais s'implante aussi dans le contemporain, car aucune structure ou technique nouvelle ne peut échapper à son prisme.

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Du désert australien au nord canadien, les similitudes sont frappantes, à lire Hugues Brody. Décrivant le mode de vie des indiens du nord ouest, autres chasseurs cueilleurs, voisins (et ennemis) des Inuit, il relate comment ils ont conclu un traité d'autonomie avec le gouvernement.

« Que s'est-il passé ? Pour répondre à ces questions, pour connaître les faits, un des anciens Dunneza a voyagé en rêve, sur les chemins du temps, jusqu'à la signature du traité. Il en a reçu le récit sous forme de chant, dans son sommeil, et il l'a chanté aux autres. C'est ainsi que le peuple a su ce que ses ancêtres avaient entendu et compris lors de la conclusion de l'accord.

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J'ai parlé des pistes du paradis dans Maps andDreams, et j'ai dit comment les gens que je connaissais le mieux, ceux qui avaient à cœur de faire mon éducation sur les pistes et les rêves, mêlaient à leurs explications un autodénigrement qui anticipait sur mon scepticisme J'écoutais très attentivement, et j'essayais de comprendre les histoires et les théories qu'exposaient mes professeurs. Ils savaient donc que pour les Blancs, leurs voyages sur les pistes des rêves, tout comme l'ensemble complexe d'histoires et d'expériences dans lequel ces pistes avaient leur place et leur sens, étaient risibles et mensongers.

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Les Athabascans empruntent bel et bien ces pistes: sur terre, dans le ciel, et dans le temps. Mais, dans une certaine mesure, tout te monde en fait autant. Les histoires auxquelles nous croyons et les rêves qui nous servent de guides - tout cela nous emmène vers d'autres lieux, d'autres temps. Cela peut relever du domaine de l'imagination ou, dans le cas des chasseurs-cueilleurs, être au cœur d'une façon de vivre. Tous les systèmes culturels reposent plus ou moins sur un héritage oral, et toute culture orale nous entraîne dans des voyages spirituels. Les protestations de rationalisme obscurcissent cette vérité, et nient l'expérience et le pouvoir des histoires. Le rationalisme enferme les êtres humains dans un temps unique, même s'ils voyagent dans d'autres. Les Athabascans accomplissent pleinement ce que d'autres ne font que partiellement. »Hugues Brody.op.cite.

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Toponymes et généalogie
Gilles Deleuze a conceptualisé cette forme de pensée comme « pensée en réseau «  par définition sauvage et nomade » et la qualifiera tour à tour de « pensée rhizomatique », de « pensée réticulaire multidimensionnelle », voire de « pensée connexionniste » – cette forme de pensée s'oppose en tout cas à la normalité et à la normativité de la pensée cartésienne, rationnelle et unidimensionnelle

Dans ses travaux, l'anthropologue Barbara Glowczewski a montré l'existence d'une pensée réticulaire multidimensionnelle chez les tribus aborigènes d'Australie, dont le système cognitif spatialisé et la cosmogonie reposent sur une vision traditionnelle de l'univers qu'elle qualifie de « connexionniste » dans le sens où tout y est virtuellement connectable et interdépendant :

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« Toute connexion entre deux éléments a des effets sur d'autres éléments du réseau. Que ce soient les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l'infiniment petit et l'infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, par les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement – lien que l'on a coutume d'appeler, en anthropologie, "totémique"[Barbara Glowczewski,

 

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Cette pensée traditionnelle en réseau se manifesterait notamment par la perception de la mémoire comme un espace-temps virtuel et la projection de savoirs sur un réseau géographique à la fois physique et imaginaire. Elle s'articule autour de la production de « cartes mentales » liées à l'élaboration d'« itinéraires mythiques » lors de pratiques rituelles liant chants, danses et peintures corporelles, considérées comme des « récits en performance » traitant l'information qui provient souvent également de l'interprétation des rêves.
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« Chaque homme, chaque femme, selon les différentes cultures qui existent en Australie, est associé à des lieux et dit incarner un esprit enfant qui provient d'un lieu particulier. Chacun est donc attaché à un territoire et à des pistes, et porteur de toute une série de savoirs et de pratiques hérités par naissance, mais aussi par des initiations progressives. C'est le fondement de la vie. Autrefois, pour eux qui ne vivaient que de chasse et de cueillette, c'était une question de survie que de connaître son territoire et celui de ses parents et alliés, et de savoir comment s'y déplacer. Mais ce qui est très particulier avec les Aborigènes, c'est que cet attachement au lieu est extrêmement investi au niveau émotionnel : il se vit dans la nostalgie, car on est toujours en partance, surtout dans des régions comme le désert, même si tous les Aborigènes ne sont pas dans le désert. Car même sur les côtes, dans des territoires plus petits, les saisons obligent les Aborigènes à se déplacer. Même les groupes qui vivaient au bord de la mer : il y avait des poissons à certains moments, mais parfois il fallait vivre de plantes situées plus à l'intérieur, et certains aliments ne pouvaient pas être consommées à certaines époques….. »

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« …. il est intéressant de comprendre comment les Aborigènes se servaient des interdits: il s'agit en fait de pratiques d'apprentissage de la mémoire. En effet, graver littéralement dans sa mémoire un interdit par rapport à certaines plantes et certains animaux, est aussi lié au mode de vie selon les saisons. Certes, on peut parfois trouver de certains aliments à de certains moments - mais s'il est rare, le prélever met en danger l'équilibre écologique. Bien sûr, tout le système de ces équilibres n'est pas simplement fonctionnaliste, car le cycle des saisons n'est pas du tout régulièr dans le désert; et puis, les changements de saisons ne tombent pas toujours à la même date sur le calendrie - il faut donc savoir s'adapter. Or pour pouvoir s'adapter, il faut très bien connaître ces fragiles équilibres qui associent certaines plantes à certaines conditions climatiques qui peuvent changer. Ce qui apparaît d'ailleurs aussi dans les rites. Ainsi, au moment où les varans font des petits, quand on attrape une femelle qui a l'air grosse, traditionnellement il y a tout un rituel autour de cet événement; là encore ,c'est un moyen de créer un engramme rituel autour d'un savoir essentiel : au moment où le chasseur trouve une femelle enceinte, il faut qu'il chante et la laisse repartir pour qu'elle puisse se reproduire…. »

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« …Je ne sais pas si ce sont les mythes qui sont gravés dans la mémoire, ou si c'est la mémoire qui est gravée dans le sol. La mémoire est en effet gravée dans le sol avec l'interprétation des mythes transmise, mise en œuvre par des pratiques à la fois de chasse et de rites, de récits, de chants, de danses. Et ce n'est pas par hasard,que les engrammes sont créés dans le cerveau. Le cerveau est en effet très important, pour les Aborigènes ; le terme qu'ils utilisent pour le désigner correspond bien au mot brain en anglais, il s'agit bien du cerveau, et pas juste de l'esprit (et du corps), à la façon chrétienne ; le cerveau est très physique. On y fait souvent référence, notamment au sujet des quartz : on dit que les quartz aident à éveiller le cerveau pour la voyance. En effet, au niveau visuel, quelque chose de l'éclat de la lumière, de la dureté de la pierre, de sa transparence et de tous les pouvoirs qui lui sont associés par les chamanes, est dit agir directement sur la capacité de penser, de se souvenir, comme art de la mise en relation. » BARBARA GLOWCZWESKI.SUR LA TRACE DU SERPENT.ENTRETIEN.

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Le savoir qui dénote la relation des chasseurs-cueilleurs à leurs territoires est donc un mélange complexe de réel et de surnaturel. Certains faits sont du domaine des choses, certains autres du domaine des esprits. Et le mur qui sépare ces deux formes d'entités n'est pas compact. Les gens peuvent passer du naturel au surnaturel, les esprits venir dans le domaine des hommes. Cette démarcation entre physique et métaphysique est perméable, tout comme la frontière entre l'homme et l'animal. Ainsi les limites du monde humain sont-elles poreuses. Cette perméabilité est la façon de voir et de comprendre le monde qui forme la base du chamanisme.

« Ils ont une mémoire concrète reproduisant avec fidélité jusqu'aux moindres détails des impressions. l'invisible et le visible sont de même ordre, leurs sens affûtés de chasseur leur font repérer des détails de la nature et éprouver les forces et les énergies qui s'en dégagent. La recherche médicale a fait comprendre depuis quelques années la plasticité neuronale ; et il y a une vie et une fonctionnalité neuronales stimulées par les flux nerveux qui sont déterminés par des manques, et surtout l'affectivité. Les dendrites excitées provoquent de nouveaux neurones cependant que les cellules ne recevant plus de facteur de croissance entrent en résorption et meurent. Les Inuit sont des hyper-sensitifs ; leur faculté de rêve est beaucoup plus grande que la nôtre…. »

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« Mais ce qui les hante, dans leurs pensées les plus intimes, ce sont les bruits étranges, les appels sourds, les échos des grottes. Un grattement insolite sur la toile de la tente, un craquement de glace. Une stridulation. Ce sont les morts qui appellent. Eux, nous, sommes en plein mystère ; nous tâtonnons. « Ils » nous apprennent à mieux percevoir l'invisible ; non pas à aller vers la vérité mais à découvrir sa vérité intime. Telle est la règle que nous enseignent leurs anciens. La Nature est le livre sacré. Et ils n'en connaissent pas d'autre. Moi non plus, déJe crois relire Spinoza en observant ces philosophes anarchistes dans leur environnement implacable : « II est certain en effet que la nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire que le droit de la nature s'étend aussi loin que s'étend sa puissance ; car la puissance de la nature est la puissance même de Dieu qui a sur toute chose un droit souverain. » (Traité théologico-politique,). »…

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« Assurément, ils ne prononcent pas le nom de Dieu, mais ils ont une vive conscience d'un ordre caché et les tabous ont cette fonction de tenter de mieux insérer les hommes dans un ordre de la nature en les rassurant. À écouter les anciens, la vie prend un sens. Les mythes fondateurs - le soleil et la lune, Nerrévik, la genèse -sont évoqués certains soirs où les tensions sont apaisées »…..

« …Au fil des jours, des raids en traîneau à chiens, s'est nouée en effet une alliance entre ces compagnons et moi de par la visualisation des nervures de la terre sur les feuilles de mes ébauches de carte. Et c'est alors qu'ils ont commencé à parler plus librement. « Elle » les fascinait. Les pierres, également, ouvraient les cœurs : n'accompagnent-elles pas la vie de ces hommes ? Les murs de leurs iglous ovales dans le nord du Groenland sont en dalles gréseuses : de même les trappes de renard et les caches à viande. Et les petites tours-supports des quartiers de morse. Anthropomorphes, les Inuit interprètent les encorbellements, les saillies rocheuses comme des morts vivants.

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Au fil des siècles, ces croyances ont été transmises fidèlement et oralement. Et dans une intuition communicante pour ces Inuit, perdus dans les glaces, c'est bien cet échange avec les ombres qui leur a permis de résister au désespoir. Ils n'étaient pas seuls. « Ils » ne sont pas seuls. Les ancêtres mythiques veillent sur eux depuis l'aube des temps.

 

A les écouter, les tabous sont multiples et contradictoires, mais ils ne le sont qu'en apparence ; pour nous, hommes de raison, ils sont 1' expression du long, très long temps. Ils sont en effet le résultat de crises sociales et climatiques qui s'enchevêtrent. Conservateurs par vocation, les Inuit, eux, préfèrent la confusion d'expériences vécues (la durée n'a pas de réalité chez eux ,. une seconde ou une année ne se mesure qu'en fonction de son importance significative) aux logiques artificielles. La nature a ses raisons et elles sont souveraines. Autant les respecter dans leur ordre, succession et confusion. La logique s'exprimera dans l'action. L'Inuit se projetant sous l'injonction de l'événement. »JEAN MALAURIE L'APPEL DU NORD

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Ecoutons pour conclure comment une petite fille inuit apprend la vie, telle que nous la présente HUGUES BRODY dans LES EXILES DE L'EDEN. Le livre oppose constamment (peut être de façon beaucoup systématique) le mode de vie des nomades à celui des sédentaires, des « chasseurs cueilleurs à celui des « fermiers ».S'appuyant sur le mythe de la Genèse, il conçoit le récit biblique comme une injonction à croitre et multiplier ,à conquérir et à tranformer l'expace dans une malédiction de l'exil et une haine du nomadisme , mues par la nostalgie de l'Eden perdu. Paradoxalement, pour l'auteur, les chasseurs-cueilleurs (Bushmen, Pygmées, Aborigènes australiens, Inuit) n'auraient pas cette nostalgie. Ils ne consacraient pas d'intenses efforts à remodeler leur environnement. Ils n'espéraient pas avoir beaucoup d'enfants, ils ne souhaitaient pas aller et multiplier. Ils se fiaient à leur connaissance des façons de trouver, d'utiliser et d'entretenir ce qui est déjà là. Dans le système du chasseur-cueilleur, tout est fondé sur la conviction que son domaine est déjà l'Éden, et que l'exil doit être évité .

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Collective, silencieuse, l'éducation est de tous les instants. Un enfant, doit être enseigné pas à pas. Chacun dans le groupe, parent ou non, intervient s'il fait mal et lui indique posément, sans colère, comment « bien faire » : apprendre à tirer mieux, apprendre à bien préparer sa trappe — choisir le bon lieu —, savoir la poser sur la neige, la recouvrir d'une couche peu épaisse, mais assez pour que le renard s'y laisse prendre. L'enfant s'instruit vite en regardant ou en écoutant :

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« Imaginez cette petite fille un an plus tard à peu près, alors qu'elle apprend à parler. Après avoir produit, comme tout enfant de toute société, tous les bruits humains possibles, elle retiendra les consonnes et voyelles spécifiques à sa propre langue. Quelques mots simples viendront ensuite. Elle commencera de nommer les objets. Ici, dans le coin de la maison où l'on range les provisions, il y a le corps d'iqaluk, un omble arctique ; la nageoire de qairulik, un phoque lyre ; la peau de natia, un jeune phoque à rayures. Dehors, il y a la peau de nanuq, un ours blanc, et celles de plusieurs tiri-ganiat, le renard polaire. Mais il n'y a pas de «poisson», de « phoque » ou d'« ours ». Dans l'inuktitut qu'apprend la petite fille, ces catégories n'existent pas. On ne nomme que les particularités du monde naturel. En grandissant, elle apprendra à parler des puijit, les « souffleurs » que sont les mammifères marins, et d'uksuk ou de tunuk, la graisse selon qu'elle provient des créatures marines ou terrestres; et de sijjarsiutit, les «chercheurs du rivage», les échassiers. Mais elle n'entendra jamais de terme générique pour « mammifère », « graisse » ou « oiseau ».

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Depuis sa naissance, la fillette entend des histoires.

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Nul ne censure ni ne limite ce qui se dit. Sa capacité à comprendre ce qu'elle entend sera sa seule restriction. Son grand-père peut dire la création des mammifères marins, au tout début du monde dans lequel chassent aujourd'hui les Inuit, avec tous ses détails sexuels et sanglants. Il peut raconter une histoire drôle sur la peur et la jalousie

En grandissant, la fillette reconnaît les histoires. On les raconte souvent. Les détails peuvent changer, mais les personnages et les événements principaux reviennent régulièrement. Cette répétition amoindrit et en même temps entretient le mystère, car les histoires racontent des événements inexplicables avec des mots inintelligibles. Personne ne prétendrait les comprendre tout à fait, ni pouvoir expliquer ces personnages, ces aventures et ces processus aussi étranges qu'ahurissants. Les raconter, comme les écouter, c'est éprouver le ravissement et l'énigme de l'incompréhension. Les mystères sont réitérés, non expliqués. Le prodige fondamental du monde est intact.

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Les mots avec lesquels on s'adresse à la fillette la situent dans un groupe de familles, dans une communauté. Ils indiquent aussi qu'elle est un individu - enfant autant qu'adulte. Sa famille est grande, forte, indubitable, mais on s'attend à ce qu'elle se forme ses propres opinions, qu'elle prenne des initiatives, qu'elle indique clairement ses besoins et préférences. On lui donne sa place dans un système à la fois communautaire et individualiste.

Elle entend les hommes et les femmes parler des lieux où ils ont chassé, où ils se sont réunis, où ils ont voyagé, et elle commence à connaître les noms de la terre qui l'entoure. Elle apprend qu'il faut donner de l'eau à certains animaux après les avoir tués, afin que d'autres de leur espèce soient encore disposés à mourir, lorsqu'elle et sa famille auront besoin de nourriture. Elle découvre que les humains et les animaux doivent vivre en paix. L'inuktitut ne possède pas de mots pour «vermine» ou «mauvaise herbe». Il n'y a pas de délimitation entre la vie d'un animal et celle d'un être humain - il n'y a pas de mot pour «ça». Les humains ne sont pas hiérarchisés en classes sociales et, dans sa communauté, aucun n'a plus ou moins de droit à la terre que l'autre. Peu à peu, elle finira par comprendre que les hommes entre eux, tout autant que les hommes et les autres créatures, ont le monde en partage.

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Elle entend parler de certaines personnes comme de MIUI d'endroits précis. Ils sont « de » tel ou tel terrain de chasse, d'un camp en particulier, ou même d'une contrée. Elle apprend qu'elle-même est une MIUTAQ de l'endroit où elle vit, et aussi de celui que sa famille considère comme son foyer pour y avoir vécu auparavant. Dans ces endroits, nunaqarpuq : '« ELLE A TERRE ». Pas une terre qu'elle puisse vendre ou acheter. Ce genre de procédé ne relève que des Blancs, de leurs boutiques ou de leurs comptoirs. L'argent, importé dans le Nord par ces nouveaux venus, s'appelle là-bas kiinaujaq, « ce qui ressemble à un visage », d'après les pièces marquées à l'effigie d'un monarque ou d'un président. Hormis kiinaujaq, il n'existe pas de moyen d'échange. Les Inuit n'avaient pas plus de contrats, de titres de propriété, que de prix ou de mesures de valeurs équivalentes. L'inuktitut ne possède ni les catégories ni les mathématiques sur lesquelles repose tout cela. Il y a des chiffres de un à cinq, des noms pour dix et vingt, mais pas de système arithmétique au-delà. À la façon dont les anciens disent appartenir à, ou vivre dans, les endroits qu'ils ont toujours connus, la petite fille sait que le pays qui l'entoure est irréductible, indivisible et inaliénable.

Cette terre, son foyer, est au centre d'histoires de toutes sortes. Certaines racontent sa création, ou la première apparition des différentes créatures. D'autres disent la façon dont on dont on en vit. Elle écoute les anciens parler des temps révolus ou d'un passé récent, transmettre leur connaissance de la nature de ce lieu des significations cachées qu'il peut détenir, des meilleures façons d'utiliser ses créatures. À partir des histoires de chasse ou de création, la fillette se construit une image, ou un jeu d'images, de son monde. Comme dans tout grand récit, histoire, géographie, mystères et aventures personnelles s'entremêlent. Il y a des mésaventures, des meurtres et des famines, bien sûr, mais les pouvoirs spirituels et toutes sortes d'humour montrent que même le pire participe du fait de vivre dans le meilleur des mondes possible, sur sa propre terre. Inuit nunangat, «le pays des gens» - l'expression qu'emploient les Inuit pour parler de leur domaine -, représente un idéal. Selon cette vision du monde, abandonner un tel lieu, ou le modifier, serait stupide et risqué.

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Ainsi peut-on imaginer cette petite fille grandir dans l'esprit et sur la terre de la culture inuit, la plus septentrionale des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Aller dans le Grand Nord, c'est explorer la dernière frontière entre le langage des fermiers et le langage des chasseurs-cueilleurs - ressentir la différence entre ces deux façons d'être au monde. » HUGUES BRODY.LES EXILES DE L'EDEN.

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