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Un Opéra de quat'sous à Sartrouville

Publié le 13 octobre 2011 par Labreche @labrecheblog

Actualité du théâtre engagé (3)

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Le théâtre de Sartrouville et des Yvelines, Centre dramatique national, propose une nouvelle production de L'opéra de quat'sous. La pièce musicale de Brecht et Weill n'a jamais été autant à la mode qu'aujourd'hui, la question de l'actualité de son message ouvertement marxiste, émis en 1928, étant posée par les metteurs en scène de 2011, en l'occurrence à Sartrouville par Laurent Fréchuret.

Pourquoi Brecht ?

Créé en 1928 à Berlin, L’opéra de quat’sous (Der Dreigroschenoper) est une pièce musicale emblématique de la coopération entre Bertolt Brecht et le compositeur Kurt Weill, tous deux figures majeures du marxisme intellectuel allemand de l’entre-deux-guerres et, dans les années 1930, de l’anti-nazisme. Remettant au goût du jour l’intrigue satirique de L’opéra des gueux de John Gay (The Beggar’s Opera), composé en 1728, la pièce de Brecht et Weill met en scène les amours contrariées de Polly, fille du roi des mendiants de Londres, Jonathan Peachum, avec le roi des voleurs Macheath, parangon du vice, le tout dans une ambiance de cabaret, les scènes étant animées de chansons jazzy dont certaines ont dépassé en succès la pièce elle-même.


De cette évocation fantasmée de la petite pègre bas-fonds londoniens, qui fait penser au Berlin Alexanderplatz de Döblin bien avant la misère londonienne de Gay ou même de Dickens, un message se dégage : le « conte amoral » de Brecht affirme que l’honnêteté et l’humanité ne poussent pas dans la pauvreté et la faim. C’est ce qu’assène efficacement le final du deuxième acte :

« Beaux messieurs, qui venez nous prêcher
De vivre honnêtes et de fuir le péché
Vous devriez d'abord nous donner à croûter.
[...] De quoi l’homme vit-il ? Il vit de l’homme,
En le volant, pillant, torturant et massacrant !
L’homme est un loup pour l’homme, mais il oublie souvent
Qu’enfin de compte, il est un homme. »

C’est probablement là ce qui séduit aujourd’hui dans cette œuvre, ou du moins ce qui explique son succès grandissant ces dernières années, puisqu’on a pu la voir produite ces dernières saisons au Théâtre de la Colline d’Aubervilliers, au Théâtre de la Ville où le Berliner Ensemble avait été invité à jouer la mise en scène de Bob Wilson, ou encore à la Comédie Française qui avait fait rentrer la pièce à son répertoire au printemps dernier, sous la direction de Laurent Pelly. La production de Sartrouville établit quant à elle ouvertement un parallèle entre les trois « crises de valeurs » des trois époques de John Gay (1928), de Brecht (1928) et de 2011.

Un beau défi

IMG_2461[1].jpgC’est donc un défi de taille que relève le théâtre de Sartrouville et des Yvelines ― connu pour avoir fait débuter Patrice Chéreau dans les années 1960 ―, et son actuel directeur Laurent Fréchuret. À la tête de ce Centre dramatique national depuis 2004, Fréchuret a dynamisé cette maison en engageant des chantiers ambitieux, concrètement avec la construction d’une nouvelle salle de 250 places et d’une salle de répétition à côté de l’existante de 850 places, mais aussi artistiquement avec les « chantiers théâtraux » qui, tous les deux ans, réunissent spectateurs, comédiens amateurs et professionnels autour d’un projet artistique librement élaboré. Laurent Fréchuret mène à Sartrouville un travail admirable de service public culturel qui se reflète également dans l’accessibilité du lieu, avec plusieurs tarifs réduits, un placement libre, et même des tarifs abordables pour se restaurer (sandwiches à partir de 2 euros).

Fréchuret, qui déclare vouloir faire du théâtre « une petite démocratie autour d’un poète », arrive en tout cas dans cette production de L’opéra de quat’sous à créer une vraie dynamique de troupe grâce à un choix judicieux d’interprètes, mêlant comédiens de formation et chanteurs. On ne  peut pas ignorer dans cet ensemble le talent de Thierry Gibault qui incarne un Macheath parfaitement canaille, ni celui de Vincent Schmitt qui, en Peachum, dialogue avec le public à la façon d’un chœur grec vulgaire et ventru. Chez les femmes Éléonore Briganti assure le rôle de Celia Peachum avec une grand sens dramatique et contraste avec les autres rôles féminins, incarnés par des chanteuses. Si l’on ne peut qu’admirer l’aisance de Kate Combault (Jenny-des-lupanars), ou la Lucy électrique de Sarah Laulan, certains problèmes vocaux rencontrés par ces dernières et par Läetitia Ithurbide (Polly Peachum) ne sont pas sans rapport avec le système de sonorisation sans doute rendu obligatoire par une salle peu adaptée au chant, mais qui offre un résultat très distordu pour les voix lyriques.

L’aspect musical est d’ailleurs certainement le plus contestable : comme à la Comédie-Française il y a quelques mois, l’orchestre manque de cette noirceur grinçante qu’on trouve dans la partition de Weill, et si les quelques transitions ajoutées à celle-ci s’intègrent parfaitement dans la pièce, le choix d’instruments très lisses (dont un piano à queue par exemple) tend à instaurer une barrière avec le monde populacier et même populiste de L’opéra de quat’sous.

Enfin, la mise en scène s’accommode de l’absence de décor en tirant parti de façon très imaginative de l’espace scénique, jouant avec la fosse d’orchestre vide ― les musiciens étant installé sur le flanc de la scène ―, avec des rideaux aptes à créer d’autres espaces, ou encore en utilisant les coursives du plateau pour suggérer très habilement une prison. Les choix affichés par cette production aboutissent donc à un résultat très cohérent et convaincant, et L'opéra de quat'sous de Sartrouville atteint son objectif en arrivant encore à choquer, à déranger. On ne peut désormais qu'espérer que cette multiplication des Opéras de quat'sous en France donne des idées pour voir Brecht mieux représenté qu'il ne l'est encore dans les théâtres français.

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L’opéra de quat’sous au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines
de Bertolt Brecht | musique Kurt Weill | mise en scène Laurent Fréchuret | direction musicale Samuel Jean
Représentations restantes :
> 14, 15, 18, 19, 21 octobre 2011 (20h30)
> 13, 17, 20 octobre 2011 (19h30)
Tarifs et réservation sur le site internet ou au téléphone : 01 30 86 77 79
Accéder au théâtre : informations
Le théâtre de Sartrouville propose des navettes gratuites de la gare RER de Sartrouville au théâtre (toutes les 20 minutes, 1h avant la représentation) et depuis Charles-de-Gaulle-Étoile (2 avenue de la Grande-Armée à 19h pour les représentations de 20 h30 ; à 18 h pour celles de 19 h30 ; réservation indispensable 01 30 86 77 79 ; retour assuré)

Tournée dans les mois à venir à L'Apostrophe (Cergy-Pontoise, du 3 au 5 nov. 2011), Le Carreau (Forbach, 24 et 25 nov. 2011), Théâtre d'Angoulême (1 et 2 déc. 2011), La Criée (Marseille, 7 au 10 déc. 2011), Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines (5 au 8 jan. 2012), Théâtre de Vellein-Villefontaine (11 au 13 jan. 2011), Espace des Arts (Châlon-sur-Saône, 26 et 27 jan. 2012), Opéra-Théâtre de Saint-Étienne (1 au 5 fév. 2012), Le Cratère (Alès, 7 et 8 fév. 2012), Sénart (23 mar. 2012), Le Préau (Vire, 27 mar. 2012), Le Quartier des Arts (Argentan, 31 mar. 2012).

Crédits iconographiques : 1. © 2011 Théâtre de Sartrouville et des Yvelines | 2 & 3. © J.-M. Lobbé


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