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Conte soufi : L’homme qui s’en tenait aux apparences

Publié le 15 octobre 2011 par Unpeudetao

   Après bien des vicissitudes, un chercheur de vérité trouva enfin un homme éclairé apte à percevoir ce qui est inaccessible à la plupart.
   “Permets-moi de te suivre, lui dit-il, que je puisse apprendre en te voyant faire.
   - Tu ne le supporteras pas, répondit le sage ; tu n'auras pas la patience de rester en contact, diligemment, avec la trame des événements : au lieu d'apprendre, tu voudras agir en fonction de l'évidence.”
   Le chercheur promit de s'efforcer d'exercer la patience et d'apprendre de ce qui surviendrait, sans agir conformément à ses préjugés.
   “J'accepte que tu me suives, dit alors le sage, mais à une condition : tu ne devras poser aucune question, sur quelque événement que ce soit, jusqu'au moment où je te donnerai moi-même une réponse.”
   Le chercheur promit avec empressement, et les deux hommes partirent en voyage.
   À peine étaient-ils montés à bord du bateau qui devait les conduire sur l'autre rive d'un fleuve, que le sage fit à la dérobée un trou dans la carène, ménageant ainsi une voie d'eau et récompensant apparemment le passeur de ses services par un acte destructeur.
Le chercheur ne put se contenir :
   “Le bateau coulera bientôt, le passeur n'aura plus rien, des gens se noieront peut-être ! Un homme bon agit-il ainsi ?
   - Ne t'avais-je pas dit, remarqua le sage avec douceur, que tu serais incapable d'éviter de tirer des conclusions hâtives ?
   - J'avais déjà oublié la condition imposée”, dit le chercheur, qui demanda pardon pour cette défaillance.
   Mais il ne comprenait pas.
   Les deux hommes poursuivirent leur voyage et arrivèrent dans un pays où ils furent bien accueillis ; le roi les reçut à la cour et les invita à venir chasser avec lui. Le jeune fils du roi chevauchait devant le sage et le chercheur. Dès qu'ils furent séparés par un fourré du reste de la chasse, le sage dit au chercheur : “Nous allons fuir loin d'ici. Suis-moi aussi vite que tu pourras !” Il tordit la cheville du jeune prince, le déposa dans le fourré et lança son cheval à fond de train.
   Le sage et le chercheur ne s'arrêtèrent qu'après avoir franchi la frontière du royaume. Le chercheur était bouleversé et se sentait coupable de s'être rendu complice d'un crime.
   “Un roi nous a donné son amitié, confié son fils, son héritier, et nous nous sommes conduits avec lui d'une manière abominable ! s'exclama-t-il en se tordant les mains. Quelle sorte de conduite est-ce là ? Indigne du plus vil des hommes !
   - Ami, je fais ce que j'ai à faire, dit le sage. Tu es là en observateur. Cette position est déjà un rare privilège, mais tu ne peux en tirer profit, semble-t-il, car tu juges de tout à partir d'une attitude rigide, d'un parti pris. Je te rappelle encore une fois ta promesse.
   - Je reconnais que je suis lié par cette promesse que j'ai faite, et que je ne serais pas ici sans cela, dit le chercheur. Je te prie donc de me pardonner une fois encore. Je trouve difficile de rompre avec l'habitude de procéder sur la base de suppositions. Si je te pose encore une question, chasse-moi.”
   Ils poursuivirent leur voyage et arrivèrent bientôt dans une cité prospère. Ils demandèrent aux gens un peu de nourriture. Personne ne voulut leur donner ne serait-ce qu'un morceau de pain. La charité était inconnue en ces lieux ; les obligations sacrées de l'hospitalité avaient été oubliées. Et on lâcha sur eux des chiens féroces.
   Ils se retrouvèrent hors de l'enceinte de la ville, souffrant de la soif, défaillant de faim.
   “Arrêtons-nous ici un moment, près de ce mur en ruine, dit le compagnon du chercheur : nous devons le réparer.”
   Ils malaxèrent de l'argile avec de la paille hachée et utilisèrent ce torchis pour lier les pierres. Ils travaillèrent ainsi des heures, jusqu'à ce qu'ils aient remis le mur en état.
   Le chercheur, à bout, perdit toute retenue : “Personne ne nous paiera pour ce labeur ! Deux fois de suite nous avons rendu le mal pour le bien. Maintenant, nous rendons le bien pour le mal. C'en est trop ! Je n'en peux plus !
   - Sois sans crainte désormais, dit le sage. Rappelle-toi : tu m'as dit de te renvoyer si tu me questionnais encore une fois. Nos routes se séparent ici, j'ai beaucoup à faire.
   “Avant de te quitter, je vais te dévoiler le sens de certains de mes actes, afin qu'un jour peut-être tu puisses de nouveau partir en “voyage”.
   “Le bateau que j'ai endommagé a coulé. Sinon, il aurait été confisqué par un tyran qui s'empare de tous les bateaux disponibles pour faire la guerre. Le jeune garçon dont j'ai tordu le pied ne pourra usurper le royaume, une fois devenu grand, ou même en hériter : selon la loi de ce pays, ne peuvent accéder au trône que des princes dépourvus de toute infirmité. Dans cette cité de haine vivent deux orphelins. Quand ils auront atteint l'âge adulte, le mur tombera de nouveau en ruine et révélera le trésor caché dedans, qui est leur patrimoine. Ils seront assez forts pour en prendre possession et réformer la cité : telle est leur destinée. “Va en paix. Tu es renvoyé.”

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