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Pour une définition ontologique de l'homme (fin)

Publié le 21 octobre 2011 par Feuilly

On mettra en avant le fait que dans l’état de nature, l’homme primitif (ou le sauvage dont parlent les voyageurs) est en guerre permanente avec ses semblables. Il aura donc fallu un « contrat » pour créer les sociétés civilisées. En renonçant à une partie de ses droits naturels, l’individu a pu enfin vivre en harmonie avec ses semblables. C’est donc en se donnant des règles qui limitaient sa liberté individuelle que l’homme est sorti de l’état de nature et qu’il s’est définitivement distingué de l’animal (auquel il ressemble tant). Par la Culture, il va réglementer ses besoins primaires (manger et se reproduire). Il va donc élaborer toute une philosophie du travail et de la propriété pour répartir sans heurt les richesses (et du même coup, le pouvoir royal, les Parlements, les tribunaux et la police se trouvent justifiés). A côté de cela, l’institution du mariage va permettre de réglementer le désir, le refus de l’inceste assurant par ailleurs un échange « policé » des femmes (comme disent les anthropologues). La société et ses règles servent donc à assurer la libre circulation des biens et des femmes afin de préserver la paix dans la cité.

D’autres éléments viendront étoffer cette idée d’une « culture » spécifique à l’homme, éléments qui seront capables de le définir (le distinguant enfin définitivement de l’animal). Il y aura par exemple le sentiment religieux et l’ensevelissement des morts. Chaque peuple aurait connu la même histoire. Une fois sorti de l’état de nature, il passerait par une étape théocratique (époque des oracles, de la magie etc.), puis ce serait l’âge des héros (l’aristocratie guerrière) et enfin l’âge des monarchies librement consenties.

Il existe donc entre les peuples une hiérarchie des cultures, depuis les sociétés primitives jusqu’à la France de Louis XIV, hiérarchie qui reflète leurs différents degrés d’évolution vers la Raison. Dès lors, par peur de l’animalité qu’il ressent en lui, l’homme occidental ira jusqu’à rejeter le sauvage du côté de l’animal (ce qui justifiera toutes les persécutions). Pour expliquer pourquoi certains pays sont très évolués alors que d’autres sont encore proches de l’état de nature, on se servira des climats. C’est parce qu’ils n’ont pas eu la chance de vivre dans un climat tempéré, comme celui de l’Europe occidentale, que les habitants du Nouveau Monde sont restés sauvages ou que les Orientaux vivent toujours sous des régimes dictatoriaux.

Mais si la culture que l’homme s’est volontairement donnée est ce qui le différencie de l’animal, on imagine le tollé que provoquera plus tard la théorie du « Bon Sauvage » que développera Jean-Jacques Rousseau. Venir dire que la société corrompt l’homme et que l’état de nature est préférable, c’est littéralement remettre en question la définition de l’homme que l’Âge classique finissant avait eu tant de mal à trouver.

La seule solution acceptable, finalement, pour surmonter cet antagonisme entre l’animal et l’homme sera la théorie de l’évolution. Celle-ci ne niera pas le côté « animal » de l’homme, mais lui rendra sa position privilégiée en le plaçant au somment de la hiérarchie.

Il serait d’ailleurs intéressant de se demander pourquoi ces théories de l’évolution font maintenant partie de notre inconscient collectif. C’est peut-être moins parce qu’elles sont exactes (je ne les remets d’ailleurs pas ici en cause) que parce qu’elles apportent des réponses satisfaisantes à certaines questions qui étaient demeurées longtemps insolubles.

Mais revenons à l’Âge classique. Dire que la Culture définissait l’homme et le sortait de l’animalité, c’était bien. Mais comment expliquer alors que les peuples dits sauvages continuaient  d’exister et ne s’étaient pas encore détruits ? Ils n’avaient pas de règles pourtant. Et les animaux alors ? Ils n’avaient aucune règle politique ou morale et pourtant ils ne disparaissaient pas. Pourquoi l’homme civilisé aurait-il dû être le seul dont la survie devait dépendre des règles qu’il s’était données ?  Problème insoluble, comme on le voit, que s’empressera de mettre en évidence un Pierre Bayle. C’est Spinoza, cependant, dans son « Tractatus theologico-politicus » qui fera vaciller définitivement cette idée d’un contrat social qui définirait la culture et donc l’homme.

Pour Spinoza, l’état de nature est sans doute barbare, mais on y vit libre. Il ne voit donc pas ce qui aurait amené l’homme à renoncer à sa liberté immédiate dans l’espoir d’un bonheur futur que la société et ses lois lui apporteraient. Non, si l’homme a accepté ce contrat, ce n’est pas par un acte de raison mais simplement afin d’accroître les moyens d’assouvir ses appétits. Autrement dit, la société policée émane des mêmes passions qui régissaient le monde du désir, autrement dit celui de la pure nature. Finalement, vu les lois drastiques que la société impose et vu la tyrannie exercée par beaucoup de pouvoirs politiques, Spinoza en vient à se demander si l’état de culture est fort différent de l’état de nature. En d’autres mots, la belle définition qui permettait de distinguer l’homme de l’animal était une nouvelle fois remise en doute.

Par ailleurs, un autre problème se posait, celui de la diversité des cultures. Si les hommes peuvent être aussi différents d’un pays à l’autre (ils ont d’autres coutumes, d’autres habitudes, d’autres lois, d’autres religions), c’est qu’il n’existe pas une raison unique et universelle, mais une série de possibles que l’éducation reçue par les parents va restreindre à la Raison du pays où on vit. De là il ressort que l’homme ne serait pas unique, mais qu’il y aurait autant de différences entre les hommes qu’entre un homme et un singe. Décidemment, il est bien difficile pour l’espèce humaine de se définir et de sortir de l’animalité…

Après toutes ces interrogations qui ont bouleversé l’Âge classique, le XVIII° siècle des Lumières tranchera finalement pour la science. L’homme n’est peut-être pas un être privilégié voulu par Dieu (version biblique), il n’est peut-être qu’un être perdu dans l’infini de l’espace (rappelez-vous l’angoisse de Pascal devant le vide sidéral), comme l’ont démontré Bruno, Galilée ou Gassendi, mais il est le seul à pouvoir dominer la nature et la transformer. En d’autres termes, l’homme est une sorte de Dieu lui-même puisqu’il est capable d’améliorer son habitat naturel, ce que ne peut pas faire l’animal. On comprend mieux, dès lors tout l’engouement qui se développera pour la science. Outre le fait qu’elle permettait en effet de faire de nouveau de l’homme un être privilégié, elle dressait enfin une barrière infranchissable entre lui et l’animal.

Notons que ces arguments sont toujours ceux que l’on entend aujourd’hui : l’animal ne parle pas et s’il est parfois habile (voir la complexité de construction d’un nid d’oiseau par exemple), il ne construira jamais un avion et n’ira jamais sur la lune. C’est un fait.

En conclusion, j’ai voulu montrer par ce long détour dans l’histoire de la culture que la conception que nous avons des animaux dépend en grande partie de l’époque dans laquelle on vit. Le regard que nous portons sur eux n’est pas objectif, mais dépend en fait de la manière dont l’homme se définit lui-même à l’époque où il vit.

Qui aujourd’hui mépriserait son chien parce qu’il n’aurait pas d’âme ? Qui considérerait que les cris de ce même chien, lorsqu’il est frappé par un bâton, n’auraient rien à voir avec la douleur puisque l’animal n’est qu’un objet mécanique qui ne ressent rien ? Personne évidemment, parce qu’aujourd’hui le statut de l’animal a changé. On a légiféré pour le protéger et les actes de cruauté comme certaines expérimentations médicales ou scientifiques ont été proscrits. Non seulement on ne tolère plus qu’on fasse souffrir un animal, mais même son bien-être doit être assuré (cependant, quand on voit les élevages de porcs ou de volailles…).

Ceci étant dit, peut-on franchir une étape et dire que l’animal éprouve des sentiments ? Sans tomber dans un anthropomorphisme primaire, je crois que oui. Evidemment, tout est une question de degré dans la hiérarchie. On peut supposer qu’un chien ou un singe éprouvera davantage d’affects qu’un poisson rouge ou un verre de terre. Et bien sûr on ne va pas prétendre ici qu’il y a une similitude totale entre les sentiments des animaux et ceux des humains. On ne peut nier, cependant, qu’un chien puisse être triste à ses heures (voire carrément malheureux) et bondir de joie à d’autres. On voit dans son regard qu’il comprend même une certaine forme d’humour. Jouez à cache-cache avec un chien et vous verrez son regard amusé non seulement quand il gagne la partie, mais même quand il la perd et qu’il comprend que vous avez rusé avec lui.

Bien sûr, les animaux ne parlent pas, mais ils se comprennent entre eux pourtant. Et ils savent également se faire comprendre de l’homme. Certes, ils ne disposent pas d’un langage articulé et élaboré, mais il n’en reste pas moins qu’ils communiquent. Si on accepte le fait qu’ils sont à un stade moins évolué que nous dans la chaîne du vivant, cela ne posera pas trop de problèmes pour leur accorder ces facultés. Par contre, si on veut creuser un fossé infranchissable entre eux et nous, cela devient plus difficile à accepter. Mais n’est-ce pas justement le désir de nier l’animal qui est en nous qui nous pousserait à raisonner de la sorte ? La vieille opposition Culture/Nature dont nous avons longuement parlé ici continuerait-elle à nous influencer ?

L’absence de langage articulé entrave forcément l’animal dans la transmission des « connaissances » d’une génération à l’autre et c’est peut-être bien à cause de cette carence qu’il n’évolue pas beaucoup dans  ses comportements, se contentant de s’adapter aux changements de la nature, mais ne dominant jamais cette dernière, à l’inverse de l’homme. Pourtant, les conquêtes de l’homme sur cette nature sont-elles toutes bénéfiques ? Le scientisme n’a-t-il pas ses limites ? L’époque technicienne que nous connaissons ne risque-t-elle pas de nous entraîner vers des catastrophes terribles (voir l’incident nucléaire de Fukushima ou le réchauffement climatique). Alors, dire que l’homme est différent de l’animal parce qu’il domine la nature, c’est vrai évidemment, mais est-ce que notre culture elle-même n’a pas ses limites ? L’animal a continué de subir la nature, mais il a survécu. Nous, nous avons décidé de domestiquer cette nature, mais nous comprenons aujourd’hui que nous risquons d’aller trop loin et de disparaître. Il faudrait des garde-fous, mais il n’y en a pas. Le système s’est emballé et plus personne ne le maîtrise (voir les livres de Jacques Ellul). Dès lors, à l’échelle des siècles, qui sera finalement le plus raisonnable ? L’animal qui sera parvenu à survivre ou l’homme qui  aura anéanti la planète et lui-même par la même occasion ?

Alors, bien sûr la parole nous distingue de l’animal. L’écrit aussi et encore l’ordinateur. Mais est-ce pour cela qu’il faut dire que cet animal n’éprouve rien et ne ressent rien ? Bien sûr il n’enterre pas ses morts, mais peut-on dire qu’il est toujours indifférent lorsqu’un de ses congénères disparaît (voir les « cimetières » où les éléphants retournent souvent, comme s’ils venaient méditer sur leur destin) ? En fait nous n’en savons rien et dans le doute mieux vaut ne pas prendre position.

Ce qui est certain c’est qu’entre l’être humain et l’animal un « langage » est possible, un langage archaïque sans doute et qui doit remonter à nos propres origines, mais pourquoi vouloir le nier ? Nous autres, citadins, nous aspirons à retrouver la nature. Pourquoi ne pas nous laisser guider par ces êtres qui comme nous partagent la même planète et la même époque ?

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