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Brassens ou le désaccord parfait (3)

Par Montaigne0860

La voix de Brassens

Saturne – Georges Brassens
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Brassens Sa voix est un mâchefer irrégulier qui accroche tendrement les syllabes suspendues aux tableaux qu’elle décrit. À l’intérieur de cette pierre noire scintillent des micas transparents. L’oreille se surprend à mêler les craquements du vinyle à ceux du tabac que la gorge retient dans les flots des paroles. Curieusement, il y gronde la paix. C’est un souvenir du ton de ses ancêtres qui éteignirent les volcans pour en forger les dieux.

La part de soleil qui rôde dans les nasales vient réchauffer la terre encordée par les mots. Le « méditer » qui dort en Méditerranée rappelle Socrate, car tout pour lui était d’abord parole, ainsi Brassens n’est-il pas un texte ni une musique mais cette voix du soleil intérieur où mélancolie et ironie se font de solides gracieusetés.

Elle ne peut pas mentir puisqu’elle conte des fictions aussi authentiques que nos rêves. Mais au plus près du songe, là où la nuit a ses habitudes, on perçoit le grain du temps qui roule monotone.

Ses r humides et lourds hésitent entre notre manière moderne et le roulé paysan, comme si la glaise était restée aux syllabes afin de ne pas perdre le lien entre le mot et le pas : c’est un rouleau qui engrosse le verbe. Course rapide ou rêverie sans apprêts, peu importe le pas, son r broie notre orgueil souverain d’être au présent. Au beau milieu du palais, il est un « je suis là » qui dit l’être tout entier ; il rayonne au creux des grivoiseries et craque suavement dans le roulis des rêves.

Personne ne change mieux que lui les épousailles délicates des voyelles et des consonnes. Les heurts sont absents de son souffle fruité où se frôlent les ombres enfuies des poètes d’antan. Les consonnes, ce négatif au cœur de la voix, se muent en épis légèrement bousculés dans le blé des voyelles… et si ses syllabes ont ce crêpe funèbre, c’est qu’elles anticipent sur le silence, les voilà déjà dites, hélas, passées sous les raclements bruns de la contrebasse du grand Nicolas.

Car aucune voix ne possède un grave aussi authentique. L’idée et l’articulation du larynx franchissent ensemble le seuil de ses lèvres. La vie pensée, la pensée sauvage de la vie, se nouent dans sa gorge sur le monocorde du ton mineur où nous marchons avec lui.

Portée par l’air (cet air où souffle et mélodie prennent le même sens), la voix témoigne de son appartenance au fond du lit métaphysique, quand las d’être emportés, nous revenons au voyage horizontal de nos présents. L’honnêteté, celle qui veut la vérité sans fards, a toujours cette gravité farouche. Elle seule permet à l’ironie de ne pas quitter le froid de nos routes. On le voit bien aujourd’hui où plus rien ne nous fait obstacle : l’ironie a tout inondé. Mais ici, justement, le grave de la voix en basse continue habille le sarcasme d’une aube chaude comme un somme d’automne, où, couché dans les derniers herbages, le corps s’en vient toucher les fruits de ses fausses alarmes. La peur le hante, mais les mâchoires tiennent bon, mordant au devant les impeccables soies des vers illuminés par la guitare.

Brisez, hurlez si vous voulez, vous n’atteindrez jamais ce socle large où les lois se défont parce que l’évidence de vivre y est dite dans sa totalité ! La nature qui tourne a ce ton là. Les planètes qui s’enroulent ou le chant qui nous fait cortège entre deux pensées murmurent de semblables profondeurs : c’est un allant de cathédrale, l’écho global à l’arrière des instants, c’est le pauvre enfin qui parle, lui qu’on avait privé si longtemps de langage.

Le contenant de l’émotion vibre aux échos empoudrés des anciens, et si la gorge se noue, elle ne le fait que comme les harmoniques qui mettent en relief les notes énoncées.

Tout compte fait, ses roulements et ses chuintements rappellent que la langue a une histoire qui lui colle au palais. Ce passéiste a enclos entre ses dents un monde de vers réguliers qui doivent être dits, et que la lecture, pauvre avatar secret, supplée péniblement.

Ce qui est en bas, la voix, cette clef de fa sous le sol des mélodies, avance vers l’arrière de notre époque suraiguë. Tandis qu’au fil des siècles le diapason monte, la vois, elle, descend pour que l’on garde en mémoire les évidences des grandes questions. Elle aggrave. Exister c’est viser bas, frapper le sol, tourner autour des montagnes qui nous éloignent inutilement des plaines que nous croyons connues alors qu’elles sont les absentes de nos villes en folie.

Entre ciel et terre, un homme se tait sur le temps, mais chante un arrière-monde en éteignant les lieux incongrus où nos rêves sont restés. Ses vibrations sont celles de nos angoisses. Au temps du luxe, chanter sans roucouler est une manière de dénoncer nos fards et nos exploits. La vantardise huilée de nos œuvres est balayée par ce souffle où la rusticité le dispute à la moquerie. L’encre des mots écrits, portée par la parole, reprend soudain un plein de vigueur, mais entre Rabelais et Racine il ne choisit pas. Alors, l’oreille interne accueille avec joie des paroles sont on ne savait pas qu’on les avait perdues. On sentait bien la langue usée, mais un humble artisan lui refait un tranchant tranquille et qui vibre comme neuf. Il suffisait d’être simple, de porter au fond de sa poitrine des accents authentiques.

Le bois d’ébène de sa voix qui frappe nos tympans est souvenir d’un temps où les esclaves n’avaient pas de langue connue. Délivrer ses accents, leur donner libre cours dans nos salons ombreux, c’est ouvrir une porte qui donne droit sur le jour des humbles, là où les hommes enfin se valent. Et c’est ainsi que certains soirs, chantant avec lui, il nous arrive de rencontrer une voix avec laquelle enfin nous dialoguons en égaux.


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