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Jean-Claude Milner - La politique des choses - 1

Publié le 30 octobre 2011 par Edgar @edgarpoe

milner-copie-1.jpg Au départ, il s'agit d'un texte destiné à protester contre les projets d'évaluation des psychanalistes. Milner s'est ensuite rendu compte que derrière l'intention de mesurer le travail des psys, il y avait une conception plus large de la politique - la politique comme gestion des choses.

Avant de me lancer, toujours le même caveat qu'avec un précédent Milner : son style peut parfois être insupportable de snobisme et de jargon - bien moins dans ce livre que dans celui commenté précédemment. Peu de livres récents m'ont paru aussi mobilisateurs, donnant envie de continuer à réfléchir.  Il reste que certaines formules, certaines idées, sont brillantes.

Par exemple, sur l'évaluation : "les évalués aujourd'hui, ce ne sont jamais les décideurs ni aucun des détenteurs d'une parcelle de pouvoir, ce sont au contraire les gouvernés. Rendre des comptes, reprenons l'expression puisqu'elle plaît, mais comprenons aussitôt qu'elle a été retournée en son contraire ; dans la cité antique, le gouvernant devait rendre des comptes en tant que gouvernant ; dans la société qui s'annonce, le gouverné en tant que gouverné sera appelé à rendre des comptes. Il ne sera plus seulement tenu d'obéir, mais il devra rendre des comptes sur la profondeur de sa docilité".

Quelques jours après que l'éducation nationale ait annoncé le projet dément de trier les enfants de maternelle, cela sonne toujours d'actualité.

   Milner se demande comment l'iniquité de l'évaluation (combien d'évaluateurs sont plus bêtes que ceux qu'ils évaluent ?) a pu faire consensus.  

  Il y voit d'abord la faute du pédagogisme, ou de l'égalitarisme dévoyé, idéologies pour lesquelles le savoir est une injustice, la différence une faute. L'évaluation permet d'attribuer à tous et à chacun des défauts, d'organiser un "peut mieux faire" généralisé.

Dans l'évaluation, l'individu n'est qu'un point, une fraction d'un ensemble statistique qui devient simple objet à gérer.  

Chez un psy, l'individu, comme dans la vie lorsqu'il est reconnu comme "personne", pour reprendre un terme que Milner n'emploie pas, l'individu est une histoire réductible à rien, incommensurable. Pour Milner, c'est à ça que le projet d'évaluation des psys s'attaque : réduire une relation thérapeutique originale, singulière, à un cas identifiable et mesurable d'une façon ou d'une autre.

 Milner passe au niveau politique. Puisqu'il faut tout ramener à de la gestion, la politique change de nature : "il s'agit de faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien. Ce que les bons gouvernants proposent aux gouvernés passe pour inévitable, puisque tel est l'ordre des choses ; les gouvernants se reconnaissent un seul devoir : bien communiquer. Les gouvernés sont priés de s'imposer le devoir symétrique : bien écouter."

 Plus hardiment, Milner s'en prend à l'égalitarisme outrancier. En allant au delà de l'égalité des droits, on réduit les individus à des choses puisqu'ils doivent être comparables en tout. D'où l'évaluation, qui permet de fixer une norme suffisamment bétasse et anodine pour qu'un gestionnaire moderne puisse penser raisonnablement qu'au forceps et en insistant un peu, chacun l'atteindra. A quel prix ? "l'égalité ainsi obtenue, elle n'est plus une égalité d'êtres parlants ; elle est bien plutôt l'égalité des grains de sable, indéfiniment substituables, parce qu'indiscernables".

 Milner évoque ensuite les techniques de la gestion des choses : les sondages, le jargon anglicisant ("les choses parlent anglais"), les experts.

Milner oppose brillamment les experts et la science. Les experts, en effet, se targuent de savoir. Hors, la démarche scientifique véritable expose des conjectures à être testées (Milner m'a l'air poppérien dans sa définition de la science). La science véritable est toujours dans l'incertain. Les experts ne sont donc que des balayeurs de la science, des scientifiques qui ont renoncé à risquer quoi que ce soit pour se consacrer à faire place nette - bien contents qu'on leur confie un balai.

Ergo : "le premier devoir d'une institution de recherche qui voudrait mériter son nom serait de se refuser à fabriquer le moindre rapport d'expertise ; le premier devoir d'un chercheur appartenant à cette institution serait de s'opposer à l'usage impropre qui est fait d'un label qui est aussi le sien ; le premier devoir d'un esprit éclairé serait, confronté à un rapport d'expertise émis par une telle institution, de n'en pas tenir compte."

Dans un contexte médical, l'idéologie de l'expertise et de la gestion des choses devient dramatique : "le médecin qui aurait pour projet de sauver des vies se met par là-même hors évaluation ; l'issue d'un traitement n'est-elle pas irréductiblement aléatoire ? [...] Le seul médecin qui fonctionne comme un expert  est celui qui travaille sur du certain, mais il n'y a de certain que la mort." Intéressant et encourageant, à ce sujet, qu'après des séries et polars où le héros est un légiste (Kay Scarpetta, ou Dexter), une série connaisse un succès avec un personnage de médecin strictement non-évaluable : le Docteur House (je confesse être un fan de cette série).

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D'ailleurs, le personnage de House habite au 221, et, de l'avis même des concepteurs de la série, est un hommage à Sherlock Holmes. Holmes dont Milner nous dit qu'il est "issu du libéralisme politique anglais", d'un "temps où l'expertise technologique et le raisonnement scientifique devaient préserver la police de sa propension à l'arbitraire".

C'est encore par un appel à la liberté que se conclut l'ouvrage : "les politiques ne méritent leur nom que s'ils combattent l'esprit de subordination. On ne leur demande pas d'être généreux et de se battre pour les libertés de tous ; on serait trop heureux qu'ils se battent pour leur propre liberté. Qu'ils cessent de se conduire en interprètes, transparents et impitoyables, de l'ordre des choses. Que parfois ils décident par eux-mêmes, en sujets."


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