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Brassens ou le désaccord parfait (4)

Par Montaigne0860

La parole

Brassens ou le désaccord parfait (4)« Voici des images, des mots et des notes qui ne chantent que pour toi. Ce qui compte ce n’est pas la fascination, mais ce que tu feras de mes gaudrioles lorsque le chant une fois clos sur la septième et le majeur, tu retrouveras la plage vide, je veux dire à nouveau pleine de ton propre temps. Si je chante l’antan, si je module sur le jadis, c’est pour anticiper sur le silence qui va venir. A ce moment tu devras te rappeler ce que tu as entendu et c’est ainsi que le passé-chanté empiètera sur l’errance des heures qui ensablent ta vie.

« Je chante à l’imparfait pour que l’imperfection du présent soit plus légère. Ce n’est pas très original, c’est un truc de romancier. Ma morale n’est pas seulement dans la critique des flics et des curés, dans la défense des Jeanne et des Martin, elle est aussi dans les petits ratés : écoute mes doigts crisser sur les barrés, ma voix mal fichue aux cordes vocales tannées par ma pipe (je ne suis pas un très grand admirateur du chanteur Brassens) et prends comme tu peux.

« Les dérapages des enregistrements te rapprochent de moi. J’aime ces coruscantes bavures qui se glissent entre le rythme implacable et les syllabes que j’ai voulues. C’est un souffle de présent, l’à-peu-près du corps soudain si proche, c’est un pas dans la flaque, un clin d’œil à la réalité.

« Comme on chante sous la douche aux instants des minces félicités, laisse aller ta présence et moque-toi du reste, car ce sont des heures et des nuits qui conduisent au champ de navets, là où personne ne t’attend. Sois humble, n’emmerde pas le monde, sois grossier si tu en as envie puisque leurs apparences, tu le vois bien, sont d’une vulgarité incommensurable.

« Tu étouffes ? Danse sur le fil du rasoir, conventions à gauche, solitude à droite, et chante-toi ; à défaut chante-moi, chante avec moi.

« J’affirme le scandale d’être un autre comme je le veux :
Et je m’demande pourquoi bon dieu
Ça vous dérange que j’vive un peu .

« Pour une fois, permets-moi d’être cruel. Ce n’est pas mon genre, mais puisque je suis mort je peux tout dire. A travers mes chansonnettes, tu compenses ta perte dans les halls de gare, l’obligation d’être comme tout le monde, la noyade sur les boulevards qui mènent à l’oubli de soi. L’ombre de tes jours pleins de farces réelles a besoin du soleil de mes imaginations. Mon moyen âge est une adolescence éternelle, et ma cour des miracles est un lieu plus qu’un temps, une niche de jadis où la truanderie est l’autre nom de la liberté. C’est affaire de corps autant que d’esprit. Ma voix est celle d’un gars méfiant qui gronde au fond de la grotte de l’être, et lorsqu’éperdu aux après-midi sans joie tu cries : « Et moi ? », souviens-toi de ma manière.

« Je suis le possible dont tu rêves, l’affirmation de soi que tu n’oses pas manifester par respect pour les cons, pour on ne sait quelle chimère bien moins réelle que ton corps. Oui, voilà, je suis ton corps défendant.
« Lorsque modestement, je me posais un peu là, le pied sur la chaise, sans bouger, contant des tableautins – autant d’histoires métaphores issues de mes songes – bizarrement tout le monde m’admirait. Je ne saluais pas. Les cons croyaient que c’était un truc : mais non, c’était pure timidité, sorte de honte de fasciner les autres, de leur voler leur temps. Si les cons pensaient que je m’inventais un personnage, c’est qu’eux ne pouvaient vivre autrement qu’en faisant semblant.

« Je suis comme ça. Je soigne mes textes et mes musiques pour découper à l’intérieur du temps effiloché de petits films où rire et sourire cascadent. Sur le miroir tendu, on aperçoit un autre monde que l’on connaît bien et qui n’est pas celui, perdu, où tu tends la main pour montrer tes papiers d’identité.

« Il faut que ceux qui m’entendent croient que je parle, croient que je ne sais pas chanter, croient que je fais de petites musiquettes faciles. Je ne veux pas fasciner, clore, enfermer, ou si l’on aime mes chansons, au moins que ce ne soit pas collant, que l’auditeur soit charmé, mais surtout pas submergé.

« Vois-tu je n’aime pas la rengaine, elle a quelque chose de menaçant. Entendre et obéir sont à l’origine un même mot, et la musique a souvent partie liée avec la dictature : tu subis passivement son charme, tu redeviens enfant. Or, j’aime les chats qui vont et viennent à leur gré ; c’est pourquoi je ne soigne pas ma voix, je chante à côté, et mes enregistrements évitent soigneusement la perfection. L’impeccable me fait peur. Je ne gomme jamais les défauts car je veux que l’auditeur reste ouvert, libre comme je le suis. Je déteste l’enchantement, ma chanson doit demeurer humaine.

« J’ai beaucoup aimé mon succès auprès des jeunes qui ont appris la guitare à cause de moi. Ils ont été abusés par l’apparente facilité de mes musiques, ils ont été trompés par mes défauts, et rares sont ceux qui ont su me jouer vraiment. Pourtant, cette course poursuite derrière moi m’émeut plus que le succès de mes disques parce que nous avons fait la même route un long moment : ils étaient mes oiseaux, mes messagers. Ils ont appris la liberté de parler dans des cahiers cornés qu’ils se repassaient entre deux barricades ; ils bricolaient des accords défectueux, mais je les entends encore et je ne leur en veux pas de m’avoir fait cortège, même si je suis contre toute dépendance. Je dors aujourd’hui dans leur mémoire, ils me ravivent certains samedis soirs ; j’espère seulement qu’ils n’en sont pas restés à la fascination, qu’ils m’oublient pour vivre ouverts et dire leur liberté. Leur infidélité est le meilleur hommage qu’ils puissent me rendre !

« Je ne supporte pas l’idée d’être un maître à penser. Je ne pense rien de bien original : la vie, la mort, l’amour et se foutre du monde, voilà à peu près ma morale ! Derrière ma guitare, cette bouée du timide, je donne du rêve, je suggère. Je suis un suggéreur. Je ne veux pas convertir, je laisse ça aux cons. J’avance avec mes rimes de quatre sous, trois fois rien, deux doigts de bonheur, un point c’est tout. Pour le reste, débrouille-toi ! »


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