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Brassens ou le désaccord parfait (7)

Par Montaigne0860

La grossièreté

Brassens ou le désaccord parfait (7)

Ce Jésus rabelaisien d’un mètre quatre-vingts conte les affaires des pauvres, lorsque las de se taire, entre deux vins, ils se risquent enfin à lâcher des mots sur leur vie. Or, ce qui manque au serf de la terre, à celui dont le corps sert de gagne-pain, c’est le langage. On ne le lui a pas ôté, il ne l’a jamais eu. Même en démocratie, sa voix ne compte pas. Sans Brassens, le fossoyeur n’aurait jamais dit sa misère. On ne peut pas travailler de ses mains et parler en même temps. La parole est aux riches au même titre que le pouvoir et le manoir, tandis que le silence est le lot de ceux qui sont englués dans la matière.

Par un tour de passe-passe très français, la langue a été bloquée à Versailles, il y a trois cents ans. Pourtant, aux brefs instants de relâche, elle a continué de mener une autre vie, volatile et ignorée, entre cour de récréation et cour des miracles, elle circule dans les faubourgs, murmurant les paroles des indociles et des taiseux tenus pour des idiots par les puissants.

Brassens lance depuis son organe grave ce qui se murmure tard dans la nuit sous les quinquets, quand l’imaginaire échauffé se souvient des jours sans mots, trimés pour quelques sous. Les paroles des chansons naissent là. La source est au bitume gras des villes populeuses où des égaux se vengent des avanies de la semaine. Il ne sera pas dit que la vie ne rime à rien, car il y a du présent pour tout le monde, ne serait-ce qu’au chant seul, au petit tableautin ouvragé où le pauvre Martin adoubé d’un bêche se fait fossoyeur de lui-même après une survie de trois minutes.

Cris primaux d’hommes à peine nés, les mots grossiers sont un parler-crier qui défie la syntaxe. Pas question de construire, de s’aventurer dans des subordonnées qui laisseraient supposer une principale, c’est-à-dire un rapport de forces toujours défavorable. Ces mots-là pourtant jaillissent aux moments de dignité recouvrée, comme pour marquer la différence avec les bœufs et les chevaux. Le gros mot est le fait des dépendants, enfants ou braccianti, digne éruption de la vie révoltée contre les frustrations du corps souillé par les travaux et l’obéissance aveugle.

Les insérer entre deux rimes, les glisser sous le jabot du Littré, c’est fabriquer un langage de traverse qui grandit les miséreux, les sort du mutisme brûlant des semaines travaillées. Le chanteur sait que la langue des dieux est celle du compte en banque : l’habileté à parler est en relation directe avec le statut social et la langue noble n’est apprise à l’école que comme morale de la soumission aux grands. Les classes sociales – si brouillées soient-elles – se forment au dictionnaire : le lexique distingue, ordonne et dicte lois et modes, il distribue les rôles. Il y a les figurants, anonymes et dociles, et, sur le devant de la scène, les acteurs profus et glorieux. Alors Brassens mêle tout cela. C’est ici que le Gorille est le plus pleinement anarchiste : il parcourt l’éventail du langage, de la taverne des sans noms jusqu’aux boiseries vernissées de la Galerie des Glaces, afin que la vie du langage nous revienne en un « out est permis » qui se moque de ces conventions dont la langue est si friande. Comme pour obéir à son patronyme, il brasse les niveaux de langue, embrasse la cause des gros mots.

Pourtant en reprenant les codes de la poésie ancienne (rimes et vers en syllabes comptées), il l’investit de personnages humbles et de mots crus comme s’il voulait labourer à nouveau le champ poétique du passé en glissant à l’intérieur ce qui lui avait toujours fait défaut : la présence des humiliés et de leurs mots. C’est la hiérarchie injuste des destins qui fait que l’on dit merde, putain, con, tandis que d’autres se parent de périphrases chantant la mélancolie des amours en des langueurs bémolisées sur fond de piano à queue. Cependant, à quelque milieu qu’on appartienne et quelle qu’ait été notre éducation, il arrive que l’on se coince le doigt dans la porte ou que l’aimé(e) nous quitte, et, dans ces instants, aucune convention de langage ne nous est d’aucun secours. L’oreiller, les murs, le miroir sont les seuls échos à l’imprécation telle qu’elle revient par exemple dans la chanson-titre Putain de toi. La poésie a bonne mine, l’injure seule sait dire ce qui convient. Les paroles vraiment sensées sont alors réactives, directes, « petits vocables » enfouis qui soudain ont droit à la vie.

Au contraire des vulgaires chansonnettes qui imitent la langue de la doxa qui ressasse, Brassens rend le mélange des grands et des gros mots parfaitement naturel. Il est vrai qu’au sud de la France on en fait pas de différence nette entre les beaux et les gros mots. L’étonnant chez lui est que les mots dits grossiers sont tissés dans la bure d’une langue ancienne, dans une forme poétique traditionnelle, si bien qu’ils apparaissent comme ces collages que les peintres réalisent en cueillant au ruisseau des morceaux de réalité qu’ils fixent sur la toile. Effet de réel, sourire provoqué, révélation des choses vraies, le plus bas peut être ajouté, accolé, et tout à coup l’œuvre cligne de l’œil vers notre vie ici et maintenant.

En désacralisant la poésie traditionnelle, il lui donne un sang neuf et fabrique un entre-deux où à la manière des potaches on s’enchante d’associer les mots de la salle de classe et ceux qui courent dans les couloirs. Il esquisse ainsi des sourires coquins qui rajeunissent et donnent à nos mots privés une demeure prestigieuse.

Il existe par ailleurs dans l’œuvre de Brassens des chansons paillardes. Quelques minutes de gaudriole, pense-t-il. On rigole. C’est l’imagination du corps, là où le besoin vital de procréation rejoint la création chantée. C’est un jeu imaginaire qui, rivé à l’élémentaire de notre animalité, exalte jusqu’au grotesque le fond de notre nature.

Ici l’intime se fait tout public, mensonge vrai du langage enfin débridé. Les paroles étaient là pour cacher, pour ne pas dire, et voici en vérité la boîte de Pandore qui s’ouvre, tandis que le loi impuissante ronge son frein, attendant la fin du carnaval chanté pour ramener les brebis égarées au bercail du convenable.

L’Hécatombe est superbe, les femmes y ont le beau rôle et les paillardes portent des noms de femmes : « Mélanie », « Fernande », et les gaillardises plus habillées chantent également des figures féminines : Putain de toi, La Religieuse, Une jolie fleur, etc. L’homme chante, jetant l’auditeur dans les fantasmes masculins les plus libres. En riant, la voix ouvre la dernière porte (à moins que ce ne soit la première), et voici que dans nos salons tendus de blanc nous ne pouvons nier que c’est aux draps que nous mentons le moins.

C’est aussi un enfant mal grandi qui fait rimer fesse et confesse, ou lance dans une curieuse prière :

O très sainte Marie mèr’de
Dieu, dites à ces putains
de moines qu’ils nous emmerdent…

Tempête dans un bénitier s’enivre d’anathèmes et donne à l’encens un parfum corporel tout particulier. En effet, par on ne sait quelle imbécillité grandiose la religion vie systématiquement au-dessous de la ceinture, alors Brassens l’adjoint aussi souvent que possible à ce qui fait le grand bonheur des êtres: le sexe. C’est un « oui » à la vie éclatante des mots qu’on garde habituellement par devers soi, et c’est encore un appel à la liberté de parler qui se lance au plein jour de la voix enregistrée, répétant à satiété les mots mal osés de nos vies claudicantes.


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