Éducation.
Eloge de la politesse
La politesse est nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Son affaiblissement provoque la multiplication des incivilités. L’avertissement d’une enseignante.
Agrégée de sciences économiques et sociales, Cécile Ernst enseigne depuis plusieurs années dans un lycée de l’académie de Versailles. Dans son livre Bonjour madame, merci mon ieur, elle montre comment notre renonciation aux règles de civilité favorise le retour à la loi du plus fort. Entretien.
Vous faites l’éloge de la politesse. N’est-ce pas désuet ? Je crois qu’il faut faire la distinction entre des pratiques jugées désuètes, qui se perpétuent au sein de certains milieux – les usages du “beau monde” – , et des règles de civilité, dont le respect est indispensable à la vie en société. Les sondages montrent que les Français sont très attachés à la politesse mais ceux qui respectent ces règles ne sont pas mis en valeur, ils ne sont pas cités en exemple. Au contraire : dans les médias, il est de bon ton d’afficher un peu d’indiscipline, voire de moquer des règles pourtant nécessaires à la démocratie. Cette culture du dénigrement se répand et l’on se refuse à distinguer le bien du mal par peur de paraître moralisateur.
Vous soulignez que la politesse et le raffinement des manières ont beaucoup compté dans le rayonnement de la France à partir du XVIe siècle. Comment expliquez-vous que la politesse soit aujourd’hui dévalorisée ? Historiquement, la Révolution a marqué une rupture : les règles du savoir-vivre sont rejetées car assimilées à l’étiquette royale.
Les révolutionnaires s’opposent aux usages anciens au nom de l’égalité. Saint-Just dira même que « la grossièreté est une sorte de résistance à l’oppression ». On retrouve exactement le même mécanisme dans la révolution bolchevique.
C’est aussi au nom de l’égalité que des sociologues vont contester, dans les années 1960, des règles qui correspondent, selon eux, à des pratiques de castes. Dans une perspective marxisante, Pierre Bourdieu et ses successeurs vont s’efforcer de démontrer que la culture (le « capital culturel ») est « un instrument de domination des classes dominantes sur les classes dominées ». Cette dénonciation du rôle de la culture dans le phénomène de reproduction sociale va aboutir à la remise en cause des codes sociaux structurant nos sociétés, donc du savoir-vivre. Ce faisant, cette contestation a mis à mal – pas toujours sciemment – le modèle républicain de l’honnête homme, la civilité.
Cette exigence d’égalité se combine avec la revendication de liberté de Mai 68. Oui. Je ne considère pas que Mai 68 est l’origine de tous nos maux (les femmes sont conscientes de ce qu’elles doivent à cette génération) mais il est clair que cette revendication d’absolue liberté s’accommodait mal des règles de politesse, perçues par les jeunes comme un carcan de conventions : “il est interdit d’interdire”. Ce qui est étonnant, c’est que ces hommes et ces femmes avaient des projets collectifs (je pense à l’écologie) mais qu’ils ont oublié le rôle fondateur de la loi : c’est la loi qui permet de vivre ensemble. Lacordaire avait raison de dire qu’entre le fort et le faible, c’est la loi qui libère et la liberté qui opprime.
L’injonction de tolérance n’a-t-elle pas, elle aussi, contribué à affaiblir la politesse? La tolérance est en soi une qualité mais elle est devenue un impératif. La société s’interdit de juger tout comportement. Elle valorise même les choix de vie qui ne sont pas dans la norme. Là encore, c’est une affaire de mesure. Au nom de la tolérance, on finit par accepter des comportements qui pourraient mettre en danger nos démocraties.
Politesse et démocratie sont-elles si liées ? Étroitement. La civilité, définie comme “les bonnes manières à l’égard d’autrui”, est le fondement et le ciment d’une société démocratique. C’est l’oubli des règles de politesse qui explique le développement alarmant des “incivilités” : injures, graffitis, retards, tricheries… En ne les sanctionnant pas, on laisse les jeunes concernés s’enfermer dans une logique d’impunité qui leur donne progressivement un sentiment de toute puissance. Et c’est ainsi que la loi du plus fort s’impose à l’école et dans l’espace public. Les fondateurs de l’école républicaine l’avaient d’ailleurs très bien compris : ils insistaient à la fois sur l’instruction et sur la civilisation des comportements – c’est-à-dire sur la transmission d’une culture humaniste. Ils avaient aussi conscience qu’il fallait transmettre des références communes à des élèves imprégnés de leurs coutumes régionales. N’oublions pas que la IIIe République s’est construite dans un pays sans homogénéité culturelle : quel fossé entre un Corse et un Breton! Pour les républicains, la seule façon de faire vivre la démocratie était de former des citoyens. Et comment le faire sans recourir à l’éducation ? Moi qui vis avec des adolescents du XXIe siècle, je vérifie tous les jours la nécessité de renouer avec leur ambition.
La dissolution des règles de civilité ne risque-t-elle pas aussi de favoriser des replis communautaires ? Contrairement à ce que l’on dit souvent, les parents africains et maghrébins sont souvent très exigeants envers leurs enfants : ils ne les considèrent pas comme des petits rois. Certains perçoivent la société occidentale comme dangereuse car trop permissive. Faute d’un modèle structurant autre que celui de la société d’origine, la tentation est grande d’un retour à des pratiques culturelles et religieuses traditionnelles, souvent plus strictes. Comment s’en étonner ? Cela fait trente ans qu’on ne fait pas avec ces populations ce que la IIIe Ré publique a fait avec les petits paysans bretons, auvergnats ou savoyards, alors qu’elles sont demandeuses, car c’est extrêmement valorisant d’être hissé au rang de citoyen. Mais quand la règle devient invisible, quand l’école néglige de la transmettre, comment et où pourrait-on apprendre la culture du pays d’accueil ? Ce repli identitaire ne concerne pas seulement les populations issues de l’immigration. La communauté juive, confrontée à des actes de racisme, a tendance à se replier sur elle-même. Et la fuite vers l’école privée relève, pour une part, des mêmes raisons.
Que proposez-vous ? Il faut agir sur les deux piliers de la transmission : la famille et l’école. En proposant systématiquement un “accompagnement” aux parents dont les enfants ne respectent pas les règles – et qu’il est facile de repérer dès la maternelle. À 13 ans, c’est trop tard ! Quant à l’école, il faudrait insister sur les apprentissages fondamentaux et sur la civilité – par exemple en consacrant au moins un après-midi par semaine à des activités civiques. Aujourd’hui, tout le monde est au service des enfants. Il serait bon d’apprendre aux enfants qu’eux aussi peuvent rendre des services aux autres : à leur classe quand ils sont à l’école primaire, à leur établissement quand ils sont collégiens, à la collectivité quand ils deviennent lycéens. Vous savez, je n’invente rien : les anciens se souviennent qu’il existait, naguère, des oeuvres laïques. propos recueillis par Fabrice Madouas Valeurs Actuelles
Bonjour madame, merci monsieur. L’urgence de savoir vivre ensemble, de Cécile Ernst, JC Lattès, 192 pages, 14 €.
Histoire de la politesse, de Frédéric Rouvillois, Champs-Flammarion, 635 pages, 11,40 €.