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D’équerre…

Publié le 06 novembre 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 35 (nouvelle série)

Peu avant la Toussaint, je trouve sur un salon du livre ancien deux plaquettes de chez Pierre Seghers. L’une de Guillevic, l’autre de Paul Chaulot, respectivement intitulées Envie de vivre et Comme un vivant. Deux plaquettes orange vif, comme pour mieux échapper à la grisaille des temps. J’y reviendrai certainement, mais dans l’immédiat, ce fut pour moi l’occasion de redécouvrir Paul Chaulot. Je réserve pour bientôt un poème de ce petit recueil et je préfère donner aujourd’hui un extrait d’un de ses poèmes-fleuves, manifestement issu d’une longue méditation devant Aigues-Mortes. Qu’il est délicat de tailler dans le vif du poème, mais bon…

Je zoome juste sur un moment de suspens où opère Chaulot, tel un géomètre scrutant la ville figée dans la haute minéralité de ses murailles… Dans ces confins de terre et d’eau, où une abrupte forteresse surgit d’un horizon désespérément plat, la lumière lunaire révèle les angles droits et le regard démiurgique du poète vérifie si tout est bien d’équerre. Raides murs, cris d’oiseau sonnant comme un appel, tout installe là une verticalité où le pas du poète est comme une prise d’élan et sa parole un souffle réveillant ou révélant la forteresse à elle-même…

D’Équerre

(…) De son appel l'effraie
surélève la nuit;
le lichen des murailles
se dérobe affranchi
par sa clarté lunaire,

éternise
un monde à corrompre
l'offrande des choses,
à détourner
ce vide donateur.

Tout suspendu
aux sentences du sable.
Ses blasons haut dressés que le vent éparpille,
la nef Argo les portait sans savoir

Le passage n'est plus, mais était-ce passage?
Tant de refus signifiés de la mer,
tant de replis que les boues se partagent,

flaques de gloire où pourrit l'apparence
du dieu pour qui
fut cette mer en ses leurres épousée.
O frôlement
des siècles dépulpés!

L'ortie à son zénith

D'angles si droits,
lointainement droits,
Cité sans lieu
autre que sa carrure,
sans visage autre à l'avancée des jours
que celui, d'âge en âge,
aux âges fermés,

elle affronte, enchâssée dans son hautain pluriel
(de bure, on ne sait, ou de voile latine)

Intacte enfance
ou flamboient les poternes.

Nulle part
mais palpables
l'assise des morts, enjeu de l'équilibre,
l'aguichante douceur de leur enchaînement,
son droit chemin au plus obscur d'un pas.

Me reconnaître, avancer de pas ferme.
Le cri de la corneille ouvre haut le passage.

Rien n'obture.

O meurtrières,
à vos secrets brûlerai-je?
de coupelles opiniâtres,
à ce passé trop pur, inconvertible?

Sous le présent.
Je ploie, je m'innocente .
De lui seul, j'ai soutien,
de son seul assemblage...
Ce n'était pas appeau d'ombres immémoriales
mais soudaine brisure,
le cri de la corneille,
pour célébrer
et que j'accède,
délié de mes sources.

Lentes fumées par dessus les remparts,
domestiques fumées.
D'équerres aussi dans ses remuements,
dans sa torpeur, verrou de son Histoire.
Se raidir la taraude
à fleur de pierre, en sa pâleur ocreuse.
Tels des rocs émergés d'une vase agressive,
ils détiennent, ses angles
derniers tenants des terres fermes,
ils accomplissent
Nous ne franchirons pas : leur noblesse nous garde
de vos lointains,
masques de sable et d'eau,
de vos mouvants savoirs.

Raison nous est donnée quand, perdue, la mouette
mène sa chasse à l'aplomb des vignobles.
de cep en cep
l'illusoire des vagues.
Lumineuse apostrophe
des vendanges côtières :
l'iode se plie
au verdict des pressoirs,
la teneur du large
à la fable du moût.

Nos défis et nos guets s'y conjuguent.

D'équerre aussi
Octobre de haut bord.

Rien
n'exhume.
Rien
ne fut
qui ne sombre dans l'instant
où de sa pâleur ocreuse,
tu modères l'étendue,

Ville
tant de fois surgie
à l'insu de ton lignage.

Rien ne fut.
Elle dissout,
cette pâleur sans mémoire

nudité de cet instant.

Rien ne fut ni ce roi même
dont s'éprend si je m'approche
ma parole inopinée.

Te débusquer de ton socle,
mais vainqueur sans droit de prise,
remonter loin dans tes ombres,
mais à l'insu de l'histoire.

Rien ne soit qui ne t'accorde
au gel que je trame,
rien ne soit que ton silence
s'il s'éprend de ma parole :

Je te découvre
à toi-même soustraite.
Tu me recueilles
en moi-même proscrit.

Immobile je recèle
ton immobilité. (…)

Paul CHAULOT (Lanty-sur Aube, 1914 – Paris, dans un train, 1969) Aigues-Mortes ou jamais, paru dans la revue Esprit, octobre 1968. Chaulot était dans le monde profane fonctionnaire au ministère de l’intérieur. Dans le petit monde des poètes, où il se distingue par un sens de la métaphore parfois énigmatique, sa trop courte carrière fut riche en publications en revues (Esprit, Les cahiers du Sud…) et en recueils. Il fréquenta brièvement les surréalistes avant guerre avant de se rapprocher de l’école de Rochefort. Il fut aussi traducteur du hongrois. Lire ici un texte de Jean Rousselot sur la parution de Présences de Paul Chaulot.


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