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Comment je suis devenu un écrivain célèbre

Publié le 08 novembre 2011 par Urobepi

Comment je suis devenu un écrivain célèbrePete Traslaw n’est guère plus qu’un scribouilleur à la petite semaine qui gagne sa vie en rédigeant des lettres de motivation pour des candidats aux meilleures universités américaines. Transformer la prose débile qui lui est confiée en une requête convaincante tout en gommant au passage les références à Will Ferrell pour les remplacer par Toni Morrisson ne lui pose aucun problème, ni stylistique, ni moral.

La vie de Pete aurait pu suivre ainsi un cours plutôt tranquille s’il n’avait été frappé d’une sorte de révélation à l’écoute d’une entrevue télévisée accordée par Preston Brooks, un auteur de romans pseudo littéraires larmoyants qui lui semble non seulement riche et adulé mais surtout parfaitement inepte. Devenir un écrivain célèbre ne doit donc pas être si compliqué. Il suffit de broder sur une intrigue alambiquée mélangeant différentes époques et des personnages émouvants tout en parsemant son discours d’une narration faite de phrase creuses mais d’apparence profondes. Tarslaw s’imagine déjà propriétaire d’une splendide villa au bord de la mer, invité de conférence ou donnant des entrevues aux stars de la critique littéraire en arborant un air détaché et vaguement blasé comme celui qu’affiche Preston Brooks à la télé. Mais il espère surtout pouvoir impressionner Polly, la petite amie de collège qui, non seulement l’a quitté mais, suprême effronterie, l’a également invité à assister à son mariage. La description du cadeau de noce qu’il se propose de lui offrir nous donne un aperçu de son esprit tordu et calculateur:

Bon Dieu, mais j’allais déchirer à ce mariage!

La cerise sur le gâteau, c’était mon génial cadeau. Chaque fois que j’en avais assez de me comporter comme un écrivain célèbre qui prend le train, j’y repensais. Elle était sans doute déjà arrivée: la cave électrique sélecte œnophile 28 bouteilles deux compartiments multitempératures.

La cave électrique sélecte œnophile 28 bouteilles deux compartiments multitempératures ne figurant pas sur la liste de Polly, je lui adressais d’emblée un message: les différents articles ringards qu’elle avait choisis elle-même avaient quelque chose de gênant et, pour leur bien, j’avais du me fier à mon propre goût exquis. En plus, elle était chère, mais c’était le genre d’objets dont la plupart des gens ignorent le prix exact. Polly se poserait la question, mais elle jugerait indigne d’elle de regarder sur Internet. Pendant quelques mois, du moins, après quoi elle craquerait et irait sur Google. Elle apprendrait le prix: ce serait moins cher qu’elle avait imaginé, mais cher quand même. Rien qu’en regardant, elle saurait qu’elle avait perdu.

Mais l’essentiel, c’est que l’objet serait dans sa maison, et qu’il ne serait jamais plein! Pourquoi des jeunes mariés comme James et Polly seraient-ils jamais à la tête de vingt-huit bouteilles de vin? Peu à peu, Polly se mettrait à gamberger sur la question. Elle regarderait James, et se demanderait pourquoi il n’était pas le genre de type qui a besoin d’un rangement pour vingt-huit bouteilles de vin. Et elle penserait à moi – son ex-petit ami, l’écrivain célèbre, qui doit tenir pour acquis que tout le monde a besoin d’un rangement pour vingt-huit bouteilles de vin. Elle réaliserait qu’elle était passée à côté du mode de vie attenant à la cave électrique sélecte œnophile 28 bouteilles deux compartiments multitempératures, le mode de vie que j’aurais pu lui offrir. (p. 290)

Pardonnez cette citation un peu longuette, mais je n’ai pas eu le courage de charcuter un tel morceau de bravoure où l’on retrouve, en condensé, toute l’ironie dont peut faire preuve un auteur comme Steve Heley lorsqu’il se penche sur les rouages secrets de la pensée qui sous-tendent des gestes en apparence anodins. Sa description d’une entrevue d’Oprah est un autre exemple de ce qui peut résulter d’un tel regard distancié et sans concession posé sur un phénomène social. Je vous laisse imaginer ce que son ton caustique peut faire comme dommage lorsqu’il s’applique à décrire l’industrie littéraire américaine. La littérature n’a pas a être vraie, découvre Pete Tarsaw, elle n’a qu’à paraître telle. Tout le monde joue le jeu: des auteurs aux lecteurs, en passant par les critiques. Les éditeurs, quant à eux, ne s’intéressent pas à la qualité intrinsèque d’une œuvre, il cherchent un livre qui marche et qui rejoigne un maximum de lecteurs. Un livre qui cartonne. Mais la recette magique leur échappe souvent comme en témoigne Lucy, une amie de Pete qui analyse les manuscrits pour le compte d’une maison d’édition:

Je croyais savoir distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais. J’ai déniché des livres incroyables, émouvants, j’ai chanté leurs louanges, et les éditeurs les ont rejetés. Ou bien ils les ont publiés, et ils ont vendu un truc comme cinquante-quatre exemplaires. Littéralement. Cinquante-quatre exemplaires.

(…) Et encore, il y a pire. Les mauvais! Ces mauvais livres — des livres épouvantables, qui n’ont même pas de sens, des livres bourrés d’adverbes et de mots inventés — hop, ils se vendent à dix millions d’exemplaires et on en tire des films. Au début, je pleurais, tous les soirs, littéralement, je m’achetais un milk-shake, je l’allongeais de vodka et je chialais devant, parce que je pensais que je devais être stupide. Je rêvais, toutes les nuits, que tout le monde parlait une langue que je ne connaissais pas. (. 152)

La trajectoire du roman d’imposture de Pete, Cendres dans la tornade, sera elle-même sujette aux hasards de la vie littéraire. Et, paradoxalement, ce n’est pas le fait d’avoir été, non seulement éreinté, mais carrément descendu en flammes par la critique qui nuira à sa carrière. Certains avis seront pourtant dévastateurs. Voyez plutôt:

Malheureusement, tous les auteurs qui prennent la route ne sont pas Homère ni Kerouac, et tous les périples sinueux ne sont pas  des odyssées. Prenez Cendres dans la tornade de Pete Tarslaw. Après une fusillade à Las Vegas, Tarslaw lance ses personnages dans un étourdissant voyage à travers le temps et l’espace, et l’on n’a plus d’autre choix que chercher le sac à vomi. (…) Avec une ratatouille de métaphores incohérentes et des personnages assommants, dans une langue aussi rebattue et ringarde qu’une vieille pie qui sirote un whisky sour en fumant cigarette sur cigarette dans un casino miteux, voilà une virée en voiture qui vous fera regretter de ne pas avoir pris l’avion. (p. 174)

Et en voilà un qui n’y va pas avec le dos de la cuillère… Pas plus d’ailleurs que l’un des personnages qui pose un jugement très sévère sur le roman contemporain aux États-Unis:

Écoutez a-t-il dit, le roman était autrefois une forme populiste mais, de nos jours, il est pareil à l’opéra, maintenu en vie par une poignée de mécènes fortunés. Il ne peut pas subvenir à ses propres besoins. S’il n’y avait pas les Guggenheim et les MacArthur, Thomas Pynchon serait obligé d’écrire pour Les Experts: Miami, et Cormac McCarthy serait croupier à une table de black-jack. (p. 366)

En plus de nous offrir une réflexion sur un milieu que, de toute évidence, il semble bien connaître, Steve Heley réalise le tour de force d’émailler son roman de citations d’œuvres littéraires fictives en adoptant chaque fois le ton qui convient: extraits de romans d’aventure, de policiers, de scénario de film, tout y passe avec un égal brio. Époustouflant. Le plus étonnant, c’est qu’on finit par s’attacher au personnage de Pete Tarslaw, malgré son côté calculateur et le caractère répréhensible de son entreprise. D’autant plus qu’il finira par en avoir marre de toute cette supercherie. Sa quête tardive de la vérité aura toutefois des conséquences des plus douloureuse. Je vous laisse découvrir lesquelles…

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HELEY, Steve. Comment je suis devenu un écrivain célèbre. Paris: Sonatine, 2011, 369 p. ISBN 9782355840623

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