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Brassens ou le désaccord parfait (15) chanson

Par Montaigne0860

Brave Margot

Brassens ou le désaccord parfait (15) chanson

Brave Margot propose le tableau (le mot revient deux fois) d’une jeune fille allaitant un petit chat. Les règles naturelles entre les hommes et les animaux sont franchies en un recul fabuleux qui subvertit l’ordre du village que l’on croyait immuable. D’une fraîcheur parfaite et toute livresque : « jeune bergère », « petit chat », « collerette », l’image est renforcée par la naïveté totale de l’innocente qui provoque la catastrophe :

Présumait qu’ c’était pour voir son chat…

Mais la subversion est déjà dans le tableau lui-même : Margoton allaitant un chaton est la représentation de la Madone chrétienne qui hante tous les musées du monde. Simplement cette image d’Épinal de la religion légèrement retouchée (Jésus est un chat!) descend au village et provoque le scandale. C’est l’archaïsme, le « naturel » de la scène et son évidence crue qui déclenchent la tempête.

La vitesse du rythme (un 2/2) donne à la bousculade une allure de film à la Tati où les conséquences du « joli tableau » sont autant de coups de pied à l’ordre établi. Tout est touché dans ce heurt entre le naturel le plus extrême et le culturel le plus traditionnel : « l’école, le bedeau, le bougnat », « le facteur », « les gendarmes » et « les enfants de chœur » ! Aucune institution n’échappe à la séduction de la scène. Les hommes qui n’étaient que des rôles redeviennent des hommes, c’est-à-dire de gros balourds voyeurs, ce qui en dit long sur le refoulement que la petite société du village leur impose. À travers le rythme accéléré, on voit les « gars » jouer des coudes, on les entend dire « gougoutte » et pointer du doigt : « la, la, la, la, la, la, la. »

Si la représentation est imaginaire, elle correspond au trouble bien réel des garçons qui découvrent pour la première fois à quoi « ça » ressemble lorsqu’ils voient une femme allaiter un enfant. Ce que le décolleté exaspère est révélé d’un coup. La découverte(!) réelle est d’autant plus stupéfiante et ironique qu’au fond, ce sein, ces seins qu’ils veulent voir, furent leur premier objet d’être vivant. L’  »objet » en latin n’est d’ailleurs rien d’autre que le « sein ». C’est parce qu’ils l’ont vu de trop près qu’ils en sont demeurés aveugles. Ce qui crève les yeux est ce qui reste le plus mystérieux (« Faut dire qu’je m’étais crevé les yeux /En regardant de trop près son corsa-age » , Une jolie Fleur). C’est ainsi que l’érotisme n’est que cette frustration du plus connu. Si Brassens, dans sa malice, nous fait reculer dans le temps fabuleux où les bergères allaitaient des chats, c’est qu’il nous ramène ainsi aux premiers mots de notre existence, quand le sein était notre unique préoccupation.

Contrairement à l’Hécatombe, la stupeur n’est pas due à un dépassement de l’ordre, mais à un enfoncement dans le temps paradisiaque où les hommes vivaient en symbiose avec la nature. La routine poussiéreuse des rôles humains est mise en déroute par l’image enjouée d’un mythe primitif. Une madone de campagne découvre son sein et les hommes perdent la tête. Comique de rencontre, d’opposition, Brassens chante tout cela avec l’évidence d’un fait divers authentique et la fausse neutralité du conteur en dit long sur son ironie.

Cette fable ne prend son véritable sens que lorsqu’on apprend à la fin qu’il s’agit d’un récit colporté à la veillée :

Seuls les vieux racontent encore
A leurs p’tits enfants…

Merveilleuse cheville qui permet de rattacher circulairement la fable entière au refrain-tableau que l’on entend alors pour la troisième fois. La qualité extrême du texte éclate à l’audition de ce refrain qui prend à chaque fois une teinte différente, induite par le couplet qui le précède : on le découvre, on le fixe, et enfin on le constitue en mythe.

On s’aperçoit alors que les ouvrages ethnologiques sur le bouc émissaire sont présentés avec précision dans cette farce de trois minutes. Il y a bien création d’un désordre et sacrifice final puisque les femmes :

…un jour, ivres de colère
… s’armèrent de bâtons
Et farouches elles immolèrent
Le chaton.

Le bouc-chaton est, selon la tradition, sacrifié sur un coup de révolte et tout rentre dans l’ordre ; l’histoire devient alors récit oral, conte pour chaumières, histoire de vieux pour les enfants, éducation sexuelle indirecte. C’est Grimm revisité par l’anarchiste rigolard.

Pourtant, les analystes des mythes nous ont appris qu’il ne fallait pas croire le récit sur « parole » (et musique ! ) Il est évident que le trouble qui saisit le village et qui flotte comme une brume légère tout au long du récit, laisse entendre que l’association du sein nu et du chat évoque des faits que le récit rapporté par les vieux a embellis. Nul doute que Margoton et son « chat » sont l’idéalisation d’une jeune femme qui a semé la zizanie dans le village en couchant avec tous les hommes (voir le film de Nelly Kaplan : La Fiancée du Pirate), et que l’on finit par chasser ou par tuer pour que l’ordre soit restauré. Vieille image tragique tournée en conte, Antigone de nos campagnes, Brave Margot devient alors la figure ornée, féminisée, du héros de La Mauvaise Réputation.


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