Dans la même ligne que les mémoires de la Princesse Pauline de Metternich, et en prolongement de l’exposition sur les hôtels particuliers parisiens, voici une biographie qui aurait fait un fabuleux film en costumes, comme "Madame de …."
Toute sa vie sera marquée par son éminente célébrité comme animatrice d’un des salons littéraires les plus courus de son temps, et de sa toute aussi grande discrétion. Formée par Sainte-Beuve (5) et Renan, elle apprendra si vite qu’elle devient bientôt incontournable pour faciliter l’élection de ses protégés à l’Académie Française, et sera une des plus actives cheville ouvrière des anti-Dreyfusards.
Dans son salon, elle reçoit, entre mille autres : Boni de Castellane, Gustave Courbet (1) Alexandre Dumas père, Sarah Bernhardt, Guy de Maupassant, Frédéric Mistral, Gustave Flaubert (3), Henri Murger, Ludovic Halevy, Alfred Capus, Anatole France, Jean-Louis Forain, Alexandre Dumas fils (4), Émile Zola, Raymond Poincaré, Arsène Houssaye, puis son fils, Émile de Girardin, Charles Maurras, Victorien Sardou, Émile Faguet, Maurice Donnay, Henri Lavedan, Edmond Rostand, Sainte-Beuve, Léon Gambetta, Jules Ferry, les frères Goncourt (une fois), Georges Clémenceau, le général Boulanger, Henri de Rochefort, Gaston Calmette, directeur-gérant du Figaro, Léon Daudet, Mata Hari, Pierre et Marie Curie, Edmond About, Maurice Barrès, René de Saint-Marceaux, Paul Deschanel, François Coppée, Jules Lemaître, le député Gabriel Syveton et Ferdinand Brunetière…Sa beauté est magnétique : des yeux gris, des cheveux ondulés, une taille parfaite, elle charme tous ceux qui l’approchent. Elle fait oublier bien vite ses origines modestes en fréquentant (on dirait aujourd’hui en sortant avec …) des hommes d’influence et de talent : Marc Fournier, le prince Napoléon – dit Plon-Plon – Emile de Girardin …Son premier amour sincère va à Ernest Baroche, Maître des requêtes au Conseil d’Etat. Ils se fiancent à la veille de la guerre franco-prussienne. Las, le beau fiancé meurt à la tête de son bataillon ! Mais il laisse à celle qui se fait appeler Jeanne de Tourbey une fortune de 800 000 Francs-or (environ 2,5 millions d’Euros) plus des titres, et une sucrerie. Le directeur de cette usine est le comte de Loynes. Il tombe amoureux d’elle et lui propose de l’épouser. Sa famille s’y oppose. On se retrouve en plein dans le drame de la Dame aux camélias – Alexandre Dumas fils a surnommé Jeanne « La dame aux violettes » …Seul le mariage religieux sera célébré. Puis le comte disparaît en Amérique. Reste la Comtesse de Loynes et son salon qui, de littéraire va devenir également politique.
Paris compte plusieurs salons où il faut être vu. A l’instar de la Princesse Mathilde, de Marie d’Agout ou Madame Adam, de Madame de Caillavet, égérie d’Anatole France, de Blanche d’Antigny, de la Princesse Troubestkoï ou de la Comtesse de Boigne, la comtesse de Loynes reçoit chaque jour de cinq à sept. Il y a aussi les déjeuners du dimanche et les dîners du vendredi. La table y est excellente, et la conversation des plus animées. Mais chaque salon compose un clan. L’affaire Dreyfus marque le clivage. Chez Madame de Loynes, on trouve Barrès, Renan, Léon Daudet : on est catholique et antisémite.A la suite de la création de la Ligue des Droits de l’Homme par Trarieux en 1989, juste après la condamnation d’Emile Zola à la suite de son « J’accuse », Madame de Loynes est à l’origine de la création de la Ligue de la Patrie française. Son amant de coeur, Jules Lemaître (6), en est le Président, François Coppée, Président d’Honneur. La ligue, qui comptera 300 000 adhérents, a pour objectif de rétablir la monarchie. Dans ses rangs figure aussi Madame Lebaudy. On retrouvera ces personnages dans « L’argent » de Zola…. Plus tard, Madame de Loynes financera efficacement le lancement de l’Action française, comme quotidien.Jeanne de Loynes, « la belle écouteuse » est aussi présente parmi les héroïnes de Marcel Proust. Une figure effectivement incontournable de la vie intellectuelle parisienne, issue du peuple et parvenue à la plus grande influence : une prodigieuse carrière de maîtresse de maison, voilà le destin de la belle Madame de Loynes, décédée en 1908, à l’âge de 71 ans. Ses préférences littéraires furent plus judicieuses que ses inclinations politiques.
La Comtesse de Loynes, du Second Empire à l'Action Française, de Dumas père et fils à Proust, par Pierre-Robert Leclercq, aux éditions du Cherche-midi, 298 p. 18€